Anesthésiques par Inhalation : ABSORPTION ET DISTRIBUTION



L'absorption dans le sang artériel, la distribution et l'élimination des anesthésiques par inhalation sont souvent décrites selon un modèle à cinq compartiments. L'administration intrapulmonaire est équivalente à l'injection intraveineuse continue de doses fixées. La concentration est déterminée sur l'évaporateur et le débit par rapport à la ventilation alvéolaire.

Diffusion alvéolocapillaire
La diffusion des anesthésiques par inhalation est instantanée. En comparaison avec les gaz respiratoires, les gaz anesthésiques sont très solubles dans les composants lipidiques et l'équilibre entre la pression partielle alvéolaire et la pression capillaire pulmonaire est complet.
Ainsi en l'absence de shunt intrapulmonaire, la pression partielle alvéolaire d'anesthésique est égale à celle du sang artériel. Le monitorage de la concentration alvéolaire d'anesthésique permet en théorie une mesure en temps réel de l'effet anesthésique. Il existe en fait un décalage entre l'évolution de la concentration alvéolaire et des concentrations cérébrale et myocardique, ces deux tissus cibles étant les plus importants à considérer en pratique. Le décalage entre l'évolution de la concentration alvéolaire ou sanguine et le cerveau peut être estimé en termes de constante de temps.
Notion de constante de temps 
 Considérons le volume d'un compartiment V parcouru par un fluide de débit Q et contenant une substance à la concentration Ci. Initialement la concentration de la substance étudiée dans V est nulle ; après l'introduction du fluide dans V, cette concentration C tend progressivement à s'élever vers la concentration Ci selon la relation exponentielle : C = Ci (1 - e-t/α).
Lorsque t = α (constante de temps), e-t/α = e-1 (c'est-à-dire 0,37) ; C est alors égal à 63 % de Ci [C = Ci (1 - 0, 37)]. Pour des valeurs de t égales à deux, trois et quatre fois α, les valeurs de C sont respectivement de 86 %, 95 % et 98 % de Ci.
Ainsi, il est considéré que l'équilibre de concentration entre la concentration du fluide parcourant le volume V est obtenu au bout de 3 à 4 constantes de temps. Les relations entre clairance et volume du compartiment ou lavage d'un volume par un débit sont équivalentes. La constante α est exprimée en min-1. La constante de temps (en minutes) est son inverse, elle est égale au rapport du volume divisé par le débit et au temps nécessaire pour que le débit soit égal au volume. La courbe de lavage de la capacité résiduelle fonctionnelle (CRF) par un gaz inerte si la ventilation alvéolaire est de 4 L.min-1 a une constante de temps d'environ 1 minute.
L'application de cette notion au cerveau permet d'évaluer la vitesse d'équilibre (3 à 4 constantes de temps) des concentrations alvéolaire et cérébrale. Le débit est le débit sanguin cérébral DSC (1 L.min-1) multiplié par la solubilité de l'anesthésique dans le sang (s), le volume est celui du cerveau (1,4 L) multiplié par le coefficient de solubilité moyen de l'anesthésique dans le cerveau ( SNC). Globalement, la constante de temps (sang/cerveau) de la plupart des anesthésiques est équivalente à une fois et demie le rapport de solubilité cerveau/sang. Ce rapport est égal au produit : cerveau/gaz = cerveau/sang × sang/gaz (tableau I). Ce rapport est sensiblement voisin de 2 pour la plupart des anesthésiques par inhalation. Il est cependant le plus bas pour le protoxyde d'azote (1,1) et le desflurane (1,4). La mesure directe de ce rapport chez le rat montre que des valeurs semblables sont observées pour l'halothane (1,62) et le sévoflurane (1,64). Cela conduit chez l'homme à un rapport cerveau/gaz qui est sensiblement plus bas, 0,54 pour le desflurane que le sévoflurane 1,15 (45). Il peut ainsi, sur des délais très courts de quelques minutes (notamment lors de l'induction), exister des différences notables de pressions partielles entre l'alvéole et le cerveau avec les anesthésiques de solubilité moyenne (halothane, isoflurane).
Ces différences de concentration ou de pression partielle sont également à considérer au niveau cardiovasculaire. Une concentration excessive en anesthésique halogéné peut entraîner une dépression cardiovasculaire sévère qui n'est pas toujours rapidement réversible, même si la concentration inspirée est réduite à zéro. Dans ces circonstances, la concentration alvéolaire d'anesthésiques ne diminue pas aussi rapidement qu'il est souhaité compte tenu de la baisse du débit cardiaque. L'évolution de la concentration myocardique en anesthésique halogéné est également décalée par rapport à celle de la concentration alvéolaire. Le faible rapport de solubilité sang/cerveau du N2O et du desflurane permet un ajustement plus rapide du niveau anesthésique .
Distribution tissulaire
La distribution tissulaire des anesthésiques par inhalation a été décrite selon des modèles pharmacocinétiques. Pour faciliter la compréhension des phénomènes influençant la distribution des anesthésiques par inhalation, des modèles dits « par intuition » ont été décrits.
La distribution des anesthésiques par inhalation selon le modèle de Munson et Bowers [30] décrit la répartition du débit cardiaque (DC) vers les différents groupes tissulaires chez l'adulte (fig 1). Ainsi, 75 % du DC est destiné au groupe des tissus richement vascularisés (TRV) dont le volume tissulaire est d'environ 5 L comprenant le cerveau, le coeur, le foie et les reins, 18 % du DC est destiné à la masse musculaire (M) d'un volume moyen de 30 L.
La graisse (G) ne reçoit que 5 % du DC et les tissus pauvrement vascularisés (TPV) correspondant au tissu conjonctif 1,5 % du DC.
D'autres modèles ont été proposés, notamment celui de Mapleson [27, 29] qui illustre pourquoi il existe un gradient de concentration important entre le gaz inspiré et le gaz alvéolaire (fig 2). Le modèle de Mapleson propose une explication au gradient de concentration air alvéolaire-air inspiré. Le niveau de concentration alvéolaire est fonction des quantités d'anesthésique entrant et sortant de l'alvéole. L'apport initial est égal à la ventilation alvéolaire multipliée par la concentration inspirée. La quantité d'anesthésique quittant l'alvéole est initialement égale au débit cardiaque multiplié par le coefficient de solubilité dans le sang de l'anesthésique. Pour des anesthésiques de solubilité moyenne dans le sang comme l'halothane dont le coefficient de solubilité sanguin est 2,3, cette quantité quittant l'alvéole est initialement importante comparée au débit de gaz entrant puisque le débit cardiaque et la ventilation alvéolaire sont de grandeurs voisines.
Secondairement, la concentration alvéolaire est dépendante du débit de fuite : débit cardiaque concentration artérielle et du débit d'apport : (ventilation alvéolaire concentration inspirée) + (débit cardiaque concentration veineuse).
Au fur et à mesure que l'anesthésique se distribue dans les tissus, la concentration veineuse augmente. Ainsi, lorsque le groupe de TRV est en équilibre avec le sang artériel ce qui est obtenu en 3 à 4 constantes de temps du système, la différence artérioveineuse est inférieure à 25 % et la fuite est moins importante. Ainsi trois phases peuvent être schématiquement décrites dans la montée de la concentration alvéolaire. Initialement une phase de montée rapide durant la première minute qui correspond à la courbe de lavage alvéolaire, une phase de montée plus lente qui correspond à la diffusion vers les tissus richement vascularisés entre la 2e et la 10-15e minute, et une phase beaucoup plus lente qui correspond essentiellement au stockage musculaire.
Plus récemment, d'autres modèles équivalents à ceux utilisés pour décrire la pharmacocinétique des agents intraveineux ont été utilisés .
Evolution de la concentration alvéolaire
Ainsi le facteur principal gouvernant l'évolution de la concentration alvéolaire par rapport à la concentration inspirée en fonction du temps est la solubilité de l'anesthésique dans le sang. Trois groupes peuvent être individualisés : les anesthésiques peu solubles dont le coefficient de solubilité est inférieur à 1 : le desflurane (0,42), le sévoflurane (0,63) et le protoxyde d'azote (0,47) ; ceux de solubilité moyenne 1,5 à 2,5 fois celle dans l'air : isoflurane (1,4), enflurane (1,8), halothane (2,4) ; des anesthésiques très solubles, 10 fois plus dans le sang, le méthoxyflurane (13), l'éther (12).
L'évolution de la concentration alvéolaire (FA) des différents agents par rapport à la concentration inspirée (FI) en fonction du temps a pu être comparée en maintenant le débit cardiaque et la ventilation alvéolaire constants (fig 3).
L'évolution dans le temps du rapport FA/FI est fonction du coefficient de solubilité dans le sang de l'anesthésique. Ce rapport tend vers 100 % d'autant plus rapidement que l'anesthésique est peu soluble dans le sang. Ainsi, le rapport FA/FI atteint une valeur proche de 100 % dès la deuxième minute avec le protoxyde d'azote. Avec les anesthésiques de solubilité moyenne, l'élévation du rapport FA/FI est beaucoup plus lente.
Le rapport FA/FI après 15 minutes d'inhalation d'une concentration inspirée constante est de 55 % avec l'halothane, de 61 % avec l'enflurane et l'isoflurane. Ce rapport s'élève plus rapidement avec les nouveaux anesthésiques halogénés ; ainsi, à la 15e minute, le rapport FA/FI est de 81 % avec le sévoflurane et de 88 % avec le desflurane.
Les nouveaux anesthésiques halogénés sont utilisés à des concentrations élevées, compte tenu de leur faible puissance anesthésique. Ces concentrations élevées sont génératrices de consommation importante en termes de volume de liquide anesthésique. Cependant, cette consommation est limitée par le caractère peu soluble de ces agents dont la distribution tissulaire est beaucoup moins importante. À condition d'utiliser un circuit anesthésique avec réinhalation et faible débit de gaz frais, la consommation de ces anesthésiques n'est pas génératrice d'un surcoût important.
Effet de la concentration de gaz dans le mélange inspiré
Effet de la concentration du premier gaz
Le transfert de gaz de l'air inspiré vers l'alvéole est fonction de la ventilation alvéolaire et du gradient de pression partielle mais aussi de la valeur absolue de la pression partielle dans l'air inspiré. La concentration alvéolaire d'anesthésique se rapprochera d'autant plus rapidement de la concentration inspirée que celle-ci est plus élevée. Cet effet est bien montré pour le protoxyde d'azote (fig 4), lorsque sa concentration dans l'air inspiré s'élève de 10 à 70 %.
Deux facteurs participent à cet effet de concentration : d'une part l'effet de concentration du gaz restant (fig 5) d'autre part l'élévation du débit inspiratoire.
Effet de la concentration du gaz restant
Si le poumon est rempli avec un mélange gazeux contenant 1 % de protoxyde d'azote et si la moitié est captée dans le sang, la concentration de protoxyde d'azote est diminuée de moitié mais le volume pulmonaire n'est pratiquement pas diminué (de 100 à 99,5 %)(fig 5A, B). En revanche, si le poumon est rempli avec un mélange contenant 80 % de protoxyde d'azote (fig 5, C) et si la moitié est captée dans le sang, le volume pulmonaire devrait diminuer de 40 % et la concentration de N2O résiduel s'abaisserait de 80 à 66 % (fig 5, D).
Elévation du débit inspiratoire
En fait, le volume de la capacité résiduelle fonctionnelle ne diminue pas lorsque des volumes importants de gaz sont captés en raison de l'augmentation du débit inspiratoire. Ainsi, dans l'exemple choisi, en raison de l'élévation du débit inspiré, la concentration alvéolaire ne s'abaissera-t-elle que de 80 à 72 % (fig 5, E).
Effet du deuxième gaz
L'augmentation du débit inspiratoire due au captage du protoxyde d'azote entraîne une élévation de l'apport des autres gaz administrés de façon concomitante [16] (fig 4). Ce phénomène, observé lors de l'induction de l'anesthésie, se traduit par une élévation plus rapide de la concentration alvéolaire d'anesthésique halogéné. Un autre cas de figure plus théorique que pratique a également été décrit sous l'expression « effet du deuxième gaz ».
La situation a été reproduite expérimentalement chez le chien : l'administration d'halothane en oxygène pur durant plusieurs heures conduit à une saturation des différents tissus en halothane. L'introduction de 70 % de protoxyde d'azote dans le mélange O2-halothane provoque une élévation de la concentration alvéolaire d'halothane qui dépasse la concentration inspirée.
Variations ventilatoires et circulatoires
Jusqu'à présent, l'étude de la concentration alvéolaire de gaz anesthésique n'a été envisagée que dans des conditions physiologiques chez un sujet standard ayant une ventilation alvéolaire et un débit cardiaque normaux. L'évolution de la concentration alvéolaire dans différentes circonstances physiologiques ou pathologiques doit aussi être envisagée.
Effets de variations isolées de la ventilation alvéolaire
La concentration alvéolaire de gaz anesthésique s'élève d'autant plus vite que la ventilation alvéolaire est élevée [31] ; cet effet est plus prononcé pour les anesthésiques moyennement solubles dans le sang. Ainsi, la concentration alvéolaire d'halothane est plus modifiée par la ventilation que celles du protoxyde d'azote et du desflurane. Par exemple, si le rapport FA/FI de l'halothane est de 30 %, 20 minutes après le début de l'anesthésie, chez un patient ayant une ventilation alvéolaire de 2 L·min-1, ce rapport serait de 65 % si la ventilation était de 8 L·min-1, et correspond donc à une quantité d'halothane délivrée aux tissus qui est doublée (fig 6). L'hyperventilation devrait donc avoir pour effet d'accélérer la vitesse de l'induction de l'anesthésie. En fait, l'alcalose respiratoire qui lui est associée a pour effet de diminuer le débit sanguin cérébral. Cette diminution du débit sanguin cérébral retardera la vitesse d'équilibration de la pression partielle entre le sang et le cerveau et contrebalance l'effet précédent. Ici encore, le résultat dépend de la solubilité de l'anesthésique. Pour un composé très peu soluble, l'élévation du rapport FA/FI est négligeable par rapport à la diminution du débit sanguin cérébral.
Les anesthésiques généraux ont tous un effet dépresseur ventilatoire au-delà d'une certaine concentration cérébrale. Cette dépression de la ventilation entraîne une autolimitation de l'effet anesthésique si le patient est maintenu en ventilation spontanée : sous l'effet d'une concentration cérébrale trop élevée, survient un arrêt de la ventilation ; en l'absence de ventilation, alors que la circulation pulmonaire et la distribution tissulaire persistent, les concentrations alvéolaire et cérébrale d'anesthésique tendent à s'abaisser se traduisant par la reprise d'une ventilation spontanée. Ce phénomène tend à limiter le risque de surdosage anesthésique halogéné contrairement à la situation du patient soumis à une ventilation contrôlée.
Effets de variations isolées du débit cardiaque
Les variations du débit cardiaque ont un effet inverse à celui de la ventilation alvéolaire (fig 7). De même que pour la ventilation, l'étendue des effets est dépendante de la solubilité du gaz. Plus l'anesthésique est soluble et plus les effets circulatoires seront importants. Chez le malade en état de choc, des concentrations alvéolaires inhabituellement élevées d'anesthésiques peuvent être observées. En cas d'insuffisance circulatoire, il est donc préférable d'utiliser un anesthésique peu soluble dont la concentration alvéolaire sera moins modifiée.
Il existe une diminution constante du débit cardiaque au cours de l'anesthésie générale, quel que soit l'anesthésique utilisé. Si la ventilation alvéolaire est maintenue constante, l'inhalation d'une concentration élevée d'un anesthésique halogéné entraîne une chute du débit cardiaque, une élévation rapide de la concentration cardiaque et une élévation encore plus rapide de la concentration alvéolaire.
Modifications circulatoires et ventilatoires simultanées
 Une élévation simultanée de la ventilation alvéolaire et du débit cardiaque s'observe chez les patients ayant de la fièvre ou une hyperthyroïdie. Dans cette situation, une élévation plus rapide du rapport FA/FI des anesthésiques les plus solubles est observée. Il faut cependant que les augmentations de la ventilation et du débit cardiaque soient très importantes pour que la concentration alvéolaire soit modifiée. Or, il est rare en pratique d'observer des circonstances où la ventilation et le débit cardiaque sont augmentés de plus de 100 %.
L'élévation du débit de perfusion des tissus richement vascularisés entraîne aussi une élévation plus rapide de la concentration alvéolaire. Le même phénomène s'observe en cas de shunt gauche-droit puisque le sang shunté revient au poumon avec la même pression partielle que dans l'alvéole. Chez l'enfant, une situation analogue est observée ; il existe une augmentation des débits sanguins tissulaires et de la ventilation alvéolaire rapportés au poids corporel comparé à l'adulte. Chez l'enfant et plus encore chez le nouveau-né, il existe une élévation plus rapide de la concentration alvéolaire de gaz anesthésique, surtout pour les anesthésiques les plus solubles .
L'induction de l'anesthésie est donc plusrapide chez l'enfant. Cet effet de l'âge est en partie annulé par les variations de la CAM.
L'augmentation du débit sanguin vers les territoires musculaires cutanés et la graisse ralentit la vitesse de l'induction de l'anesthésie. Au moment de l'induction, ces territoires et plus particulièrement la graisse jouent le rôle d'un réservoir de volume quasi infini. En pratique, au cours des états d'excitation, il existe une augmentation du débit sanguin musculaire associée à une élévation du débit cardiaque : ces deux phénomènes peuvent ralentir la vitesse de l'induction anesthésique. Une augmentation du débit sanguin dans le tissu adipeux s'observe également au cours du jeûne.

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