Diagnostic des ischémies mésentériques



À la phase initiale, les signes cliniques d’ischémie mésentérique sont frustes et peu spécifiques. Après quelques heures d’évolution, les complications ou les répercussions systémiques sont au premier plan. Cette évolution peut égarer le clinicien, risquant ainsi de retarder la prise en charge spécifique.

CLINIQUE
Selon le territoire
Parmi les trois troncs artériels à visée intestinale, l’artère mésentérique supérieure est de loin celle qui est le plus souvent responsable d’une ischémie. Cette nette prépondérance fait que l’on confond souvent « ischémie mésentérique » avec « ischémie mésentérique supérieure ». Il faut donc distinguer l’ischémie mésentérique supérieure, l’ischémie mésentérique inférieure réalisant la colite ischémique et le syndrome du tronc coeliaque [13].
Ce dernier correspond à une compression du vaisseau par le ligament arqué. Ce syndrome rare touche plus volontiers les femmes et associe des douleurs abdominales chroniques avec d’autres signes digestifs non spécifiques : nausées (classiquement déclenchées par la vue des aliments), vomissements, diarrhées, anorexie. Cependant, pour devenir symptomatique, l’insuffisance circulatoire coeliaque doit être accompagnée d’une atteinte vasculaire dans au moins l’un des deux autres territoires digestifs.
Selon l’étiologie
Ischémie mésentérique aiguë par occlusion artérielle
C’est le tableau clinique le plus classique. L’apparition de douleurs abdominales brutales en quelques heures ou insidieusement sur plusieurs jours est très évocatrice chez un malade artéritique et/ou cardiaque.
L’étiologie embolique est suspectée devant l’apparition brutale des douleurs abdominales en dehors de toute prise alimentaire associée à une cardiopathie emboligène.
La thrombose aiguë se caractérise par une installation plus graduelle avec, à l’anamnèse, une notion de nausées ou de troubles du transit.
Parfois, l’auscultation retrouve un souffle vasculaire abdominal. Dans les deux cas, l’examen peut retrouver un abdomen météorisé, avec au début, une exagération des bruits digestifs puis un silence «sépulcral ».
La recherche de sang dans les selles, notamment à la bandelette, est positive chez la majorité des malades. Initialement, l’abdomen peut être souple puis, quand l’ischémie progresse, des signes d’irritation péritonéale apparaissent.L’apyrexie, l’hypo- ou l’hyperthermie sont possibles. L’état de choc, quand il survient, est d’abord de nature hypovolémique par transsudation liquidienne dans la lumière digestive.
Un profil septique voire une défaillance multiviscérale peuvent compliquer le tableau clinique. Tous les cas de figures sont possibles, de l’état de choc encore compensé à la grande défaillance circulatoire d’emblée.
Ischémie mésentérique non occlusive
Le diagnostic est souvent retardé car il s’agit d’un tableau clinique venant compliquer une autre pathologie (déshydratation, hypovolémie) ou un traitement médicamenteux (catécholamines, digitaliques…). Cependant, l’association de douleurs abdominales intenses avec des nausées, des vomissements, une diarrhée doit alerter le clinicien et faire évoquer le diagnostic.
Thrombose veineuse mésentérique [56]
Tous les symptômes de l’IMA aiguë (douleurs abdominales, nausées, vomissements, diarrhées sanglantes ou non) peuvent se retrouver dans la thrombose veineuse, mais en général avec une installation plus insidieuse et avec une intensité moindre. L’association de ces signes à une hématémèse par rupture de varices oesophagiennes est possible et vient compliquer l’évolution.
Ischémie mésentérique chronique [36]
On considère que, pour devenir symptomatique, une sténose artérielle digestive doit intéresser au moins deux des trois axes artériels digestifs. L’obstruction des trois artères digestives peut être totalement asymptomatique par le développement des anastomoses vasculaires. Cependant, une thrombose évoluée et asymptomatique peut décompenser rapidement lors de perturbations hémodynamiques (état de choc, insuffisance cardiaque…) ou lors de l’introduction de drogues vasoactives.
Les formes symptomatiques regroupent :
– l’angor intestinal qui correspond à la claudication intermittente du tube digestif ; celle-ci est caractérisée par la triade douleurs épigastriques postprandiales précoces pouvant être calmée par la prise de trinitrine, restriction volontaire de l’alimentation et amaigrissement ; la diarrhée n’est observée que chez moins de 20 % des patients [36] ;
– le syndrome de malabsorption est rare ; pour ce syndrome, l’origine vasculaire représente l’étiologie la moins fréquente ;
– symptômes atypiques :
– symptômes gastroduodénaux : ulcère ischémique, gastroparésie ischémique ;
– atteintes hépatobiliaires : cholécystite gangreneuse alithiasique, cytolyse hépatique ;
– atteintes coliques dont la gravité va de la colopathie passagère à la colite ulcéreuse chronique.
Le terrain vasculaire est constamment retrouvé mais le souffle épigastrique n’est présent que de façon inconstante.
Selon la gravité ou selon la durée d’évolution [55]
Syndrome d’ischémie aiguë mésentérique
Le syndrome d’ischémie aiguë mésentérique (SIAM) se définit comme le stade d’ischémie aiguë qui précède la nécrose intestinale.
Ce stade, dont la durée n’excède pas 30 à 60 minutes, est réversible [33]. Il se caractérise par la possibilité d’un traitement conservateur dont l’objectif principal est la restauration du flux splanchnique. L’évolution se fait en deux temps. Une phase très précoce marquée par l’hyperpéristaltisme. L’intestin est pâle, spasmé et prend un aspect d’ « intestin de poulet ». Ultérieurement, il se dilate et devient atone. Cette seconde phase correspond à la souffrance de la muqueuse digestive constituant des lésions encore réversibles. Sur le plan clinique, c’est le syndrome abdominal qui est au premier plan. La douleur abdominale est plus ou moins associée à des diarrhées, des nausées ou des vomissements. Parfois, le début est insidieux et le malade ne se plaint que d’embarras gastrique. L’abdomen est sensible mais non météorisé et surtout ne présente pas de défense. L’auscultation peut percevoir une exagération des bruits hydroaériques. Les touchers pelviens ne révèlent aucune anomalie. Enfin, l’état général est le plus souvent conservé.
L’examen clinique de cet abdomen « non chirurgical » ne doit pas rassurer le clinicien. En l’absence d’une thérapeutique adaptée, le tableau clinique évolue inéluctablement vers l’infarctus mésentérique. C’est précisément à ce stade encore précoce qu’une stratégie diagnostique adaptée doit être mise en oeuvre.
Infarctus mésentérique
Il se caractérise par des lésions d’ischémie irréversible avec nécrose (anses oedématiées, immobiles, verdâtres avec un mésentère hémorragique) nécessitant toujours une résection intestinale. Il concerne essentiellement le grêle et le mésentère, mais peut s’étendre au côlon et parfois aux viscères pleins.
Sur le plan clinique, le syndrome abdominal est le plus souvent associé à des signes de défaillance systémique. Les douleurs sont continues, classiquement accompagnées de diarrhées sanglantes suivies d’un tableau d’iléus avec arrêt des matières et des gaz.
L’examen retrouve un abdomen tendu, silencieux à l’auscultation. Une défense apparaît. L’évolution se fait rapidement vers la constitution d’un choc septique.

DIAGNOSTIC PARACLINIQUE
Radiologie [60]
L’examen-clé est l’artériographie, qui peut en outre avoir des applications thérapeutiques.
Abdomen sans préparation
Il est faiblement contributif et peut être normal. On recherchera :
– des calcifications de l’aorte abdominale et de ses branches ;
– des niveaux hydroaériques évoquant un syndrome occlusif ;
– la présence de clartés anormales : exagération de l’aérogrélie, air intrapariétal, aérobilie ou aéroportie de pronostic sombre, pneumopéritoine signant une perforation digestive ;
– une grisaille diffuse en faveur d’un épanchement intrapéritonéal.
Échodoppler
Il permet d’identifier les thromboses veineuses et les sténoses très serrées de l’AMS. Cependant, cet examen qui est opérateurdépendant, n’a probablement que peu de place dans le diagnostic de l’ischémie mésentérique aiguë artérielle. En ce qui concerne les ischémies mésentériques chroniques, un examen négatif permet de chercher une autre cause aux douleurs abdominales, un examen positif impose l’artériographie [51]. De plus, cet examen permet d’étudier la vascularisation splanchnique en période postprandiale [46], permettant de démasquer une insuffisance splanchnique d’ « effort ».
Artériographie
C’est l’examen-clé, à obtenir en urgence devant toute suspicion d’ischémie mésentérique car elle seule permet de poser de manière formelle le diagnostic. Elle permet de préciser l’étiologie et éventuellement de réaliser un geste thérapeutique.
Technique : elle est réalisée de préférence par voie fémorale selon la technique de Seldinger. Des clichés de face et de profil sont nécessaires avant de réaliser le cathétérisme sélectif puis l’aortographie.
Résultats : l’embole est visualisé par un arrêt cupuliforme siégeant au niveau d’une division artérielle. La thrombose aiguë se traduit par une oblitération ostiale ou juxtaostiale avec opacification retardée des artères mésentériques périphériques. Des plaques athéromateuses de l’aorte, des artères iliaques et des autres artères viscérales sont souvent associées.
Tomodensitométrie abdominale
Le scanner spiralé avec injection intraveineuse de produit de contraste est l’examen le plus performant. C’est, avec l’échodoppler, l’examen de référence pour le diagnostic et le suivi des thromboses veineuses portales ou mésentériques. La tomodensitométrie présente deux avantages par rapport à l’échodoppler :
– la possibilité d’injection de produits de contraste ;
– l’absence de gêne par la pneumatisation digestive.
Le scanner permet une exploration complète de la cavité abdominale, qu’il s’agisse des organes pleins, des viscères creux ou du péritoine. Il représente un élément essentiel pour le diagnostic différentiel (pancréatite, cholécystite, tumeur digestive…). Par ailleurs, un épaississement des parois intestinales signe la souffrance digestive et l’aéroportie traduit une lésion évoluée de l’intestin.
Imagerie par résonance magnétique (IRM)
Il semblerait que l’IRM soit un examen intéressant en donnant une bonne corrélation entre les images et le degré d’ischémie mésentérique [64]. Cependant les études sur ce sujet sont peu nombreuses et la réalisation pratique d’une IRM en urgence pour un syndrome abdominal aigu semble difficile.
Au total, deux situations :
-l’ischémie artérielle pour laquelle l’examen indispensable à demander en urgence est l’artériographie sélective ;
- l’ischémie veineuse où échodoppler et angioscanner spiralé font le diagnostic.

Diagnostic biologique
Examens standards
Ils ne fournissent que des éléments d’orientations peu spécifiques.
L’intrication du tableau avec un état de choc (responsable ou secondaire à l’ischémie mésentérique) ou avec une péritonite peut égarer le clinicien.
Numération-formule sanguine (NFS) :
– une hyperleucocytose supérieure à 15 ´ 109 L–1 est souvent retrouvée en l’absence de péritonite ;
– une hémoconcentration secondaire à une déshydratation par séquestration liquidienne est possible.
Coagulation : des troubles de la coagulation (CIVD) sont possibles dans les formes évoluées.
Ionogramme sanguin et gaz du sang artériel :
– acidose métabolique avec hyperlactatémie que l’on retrouve dans 30 à 45 % des cas ; son incidence augmente avec l’importance des lésions [59] ;
– hyperphosphorémie initiale, normalisation puis hypophosphorémie rendant ce dosage peu fiable ;
– hyperamylasémie en dehors de toute pathologie pancréatique ;
– hyperurémie possible ;
– augmentation des lacticodéshydrogénases (LDH), des aspartates aminotransférases (ASAT), alanines aminotransférases (ALAT) et des créatines phosphokinases (CPK) totaux classique mais non spécifique et non constante.
Examens spécifiques
En général, ils ne sont pas disponibles en routine, ce qui limite pour le moment leur intérêt clinique.
Au total : une hyperleucocytose associée à une acidose lactique et éventuellement à une hyperphosphorémie doivent faire évoquer le diagnostic.

– Dosage de l’isoenzyme CPK-BB [23, 26] : une valeur supérieure à 20 ng/mL fait le diagnostic. La sensibilité de cet examen est de 63 % et sa spécificité de 100 %. L’élévation des isoenzymes CPK-BB se fait dans les 12 premières heures, alors que les autres isoenzymes n’augmentent que dans les 12 heures qui suivent. Mais cette augmentation n’est que « semi-précoce » puisqu’à la 12e heure, les lésions ischémiques sont déjà définitives.
– Dosage du d-lactate [28, 48] : une valeur supérieure à 20 mg/mL fait le diagnostic avec une sensibilité de 90 % et une spécificité de 87 %.
De plus, les d-lactates augmentent seulement 2 heures après l’ischémie digestive, ce qui en ferait l’examen diagnostique le plus précoce et en particulier dans les 6 premières heures où les lésions ischémiques sont encore réversibles. Le d-lactate est un isomère dextrogyre du lactate produit uniquement par la fermentation bactérienne et n’est pratiquement pas métabolisé lors du passage hépatique, contrairement à toutes les enzymes de la lyse cellulaire qui ne sont détectables dans le sang qu’après avoir saturé le système d’épuration hépatique. Son élévation systémique témoignerait donc de l’augmentation de la perméabilité épithéliale lors de l’ischémie de la muqueuse digestive. Le développement de ce dosage dans la pratique quotidienne semblerait donc intéressant.
Autres moyens diagnostiques
Endoscopies : la fibroscopie oeso-gastro-duodénale peut orienter vers une thrombose veineuse mésentérique en montrant d’autres signes d’hypertension portale comme des varices oesophagiennes.
L’endoscopie de l’intestin grêle n’est possible qu’à travers une stomie et a un intérêt dans le suivi de la vitalité digestive en postopératoire. La colonoscopie est l’examen capital des ischémies coliques mais n’a aucun intérêt pour les autres ischémies digestives.
Tonométrie et mesure de pH intramuqueux :
– tonométrie gastrique : elle aurait un intérêt dans le diagnostic et le suivi des états de choc [29, 38, 39] ; elle semble aussi pouvoir mettre en évidence un phénomène de vol vasculaire, du tronc coeliaque vers l’artère mésentérique supérieure dans le cadre d’une ischémie mésentérique chronique (baisse du pHi gastrique postprandial par diminution de la perfusion gastroduodénale au profit de la perfusion de la mésentérique supérieure) [10] ;
– tonométrie iléale : le pHi iléal donne les mêmes informations que le pHi gastrique mais sa réalisation est plus complexe ;
– tonométrie colique : elle a été développée avec de bons résultats par certaines équipes pour le suivi postopératoire de la chirurgie de l’aorte, à la recherche des premiers signes d’ischémie colique [7].
Laparoscopie : elle permet l’examen externe de l’intestin mais pas celui de la muqueuse et n’a donc pas d’utilité dans le diagnostic précoce des ischémies. Elle ne doit ni remplacer ni retarder la réalisation d’une artériographie. Par ailleurs, la réalisation d’une laparoscopie avec insufflation de CO2 dans la cavité abdominale peut être contre-indiquée chez un malade en état de choc.
Ponction-lavage péritonéale : elle permet de déceler la présence de bactéries ou de lipopolysaccharides ainsi que de fragments alimentaires et son aspect sérohématique peut orienter vers une thrombose veineuse mésentérique.
Enfin, certaines techniques de laser-doppler ou d’échographie endoluminale permettraient d’apprécier la vitalité de la muqueuse digestive.

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