Physiologie de la douleur

D. Le Bars

J.-C. Willer

Résumé.

 Depuis 1993, date de notre dernière revue sur la physiologie de la douleur, les connaissances ont particulièrement évolué, notamment dans le domaine des mécanismes périphériques élémentaires, qu’il s’agisse de nouveaux peptides, des récepteurs ou de facteurs neurotrophiques impliqués dans les phénomènes inflammatoires. Cette « mise à jour » de la physiologie de la douleur n’est donc pas une simple réécriture de l’ancienne version mais une tentative de synthèse organisée de ces nouvelles acquisitions. Dans la première et principale partie de cet exposé, nous nous limiterons au cadre purement physiologique de la douleur aiguë (douleur-nociception). Celle qui est utile à la protection de l’organisme. Dans un second temps, nous aborderons, sous l’angle des mécanismes physiopathologiques, quelques dérèglements de ces systèmes, soit dans le sens des syndromes douloureux chroniques, soit à l’inverse, dans le sens des syndromes d’analgésie.
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Mots-clés : Physiologie de la douleur ; Mécanismes périphériques ; Mécanismes centraux ; Systèmes
intrinsèques de contrôle de la douleur ; Physiopathologie des syndromes douloureux chroniques ; Syndromes d’analgésie congénitale « Comme une mer fidèle, la connaissance nous guidera pacifiquement au delà d’une mer de larmes et, après la douleur, viendra le pays de la vie. »
Henri Minczelès, Histoire Générale du Bund. Ed. Denoël (Paris) 1999

Comprendre, prévenir, guérir la maladie mais aussi comprendre, prévenir et soulager la douleur sont les deux fondements de la médecine. En effet, la douleur représente plus de 90 % des causes de consultations. Ce symptôme subjectif, complexe et multidimensionnel est cependant difficile à définir. Le vocabulaire médical est riche de locutions ou de qualificatifs permettant de différencier les douleurs ( en « coup de poignard », « lancinante », « fulgurante », etc…) qui, certes, témoignent de la variété des sensations perçues, mais illustrent aussi la difficulté à les décrire de façon précise. L’Association internationale pour l’étude de la douleur (International Association for the Study of Pain - IASP -) la définit comme « une sensation désagréable et une expérience émotionnelle en réponse à une atteinte tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en ces termes ». Sur le plan physiologique, il importe d’éviter toute confusion avec d’autres termes qui sont mal définis, tels que la souffrance ou le stress (qui peuvent cependant être également liés à la douleur). Par ailleurs, l’étude de la douleur peut être perturbée par un ensemble de facteurs dont la complexité est d’un ordre supérieur aux phénomènes proprement biologiques puisqu’ils dépendent de l’état affectif ou émotionnel ainsi que de la motivation du sujet. On sait par exemple qu’une blessure grave est moins douloureuse dans le contexte d’un hôpital de campagne pour le blessé extrait du champ de bataille que dans le contexte d’angoisse et de désespoir déclenché par un accident civil. [6] Ces facteurs, qui appartiennent à la sphère psychologique et aux fonctions cognitives, contribuent grandement aux difficultés de quantification de la douleur. Sur le plan médical, l’influence psychologique de l’observateur est essentielle ; lors d’expériences effectuées en double aveugle, le pouvoir de suggestion du médecin, de l’acte médical ou du médicament sont tels que sur une population donnée, l’effet placebo n’est jamais inférieur à 30-35 %. [13] Lorsque l’on sait que les analgésiques majeurs ne sont jamais efficaces sur l’ensemble des patients, on mesure la marge d’initiative laissée au médecin. La modestie est donc de mise avant d’attribuer un succès thérapeutique à une médication supposée antalgique.
Au sein des systèmes sensoriels, la douleur constitue un signal d’alarme qui protège l’organisme : elle déclenche des réactions dont la finalité est d’en diminuer la cause et par conséquent d’en limiter les conséquences ; on parlera de nociception. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, sa disparition ou son abolition ne procure aucun avantage : les cas pathologiques d’insensibilité congénitale à la douleur, véritables « expériences naturelles », sont dramatiques et requièrent un environnement protégé pour éviter à ces patients d’être perpétuellement atteints de brûlures, de blessures ou de fractures (cf. infra). Dans une perspective finaliste, on conçoit qu’un système aussi complexe que celui qui génère la douleur n’ait pu évoluer au travers des pièges de la sélection sans que les espèces animales n’en retirent bénéfice. Cependant, à l’instar des autres fonctions de l’organisme, le système qui génère la douleur peut lui aussi être atteint par la maladie. Lorsque l’on considère la douleur chronique qui, chez l’homme, peut durer des mois, voire des années, l’effet protecteur physiologique fait place à un état pathologique qui n’est pas seulement inutile mais qui devient délétère pour le patient,
D. Le Bars
EMI-Inserm 0331, Faculté de médecine Pitié-Salpêtrière, 91, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France.
J.-C. Willer
Adresse e-mail: willer@ccr.jussieu.fr
EMI-Inserm 0349 et laboratoire de neurophysiologie, Faculté de médecine Pitié-Salpêtrière, 91, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France.
Encyclopédie Médico-Chirurgicale 36-020-A-10 (2004) son entourage et son environnement socioprofessionnel. Le cas le plus fréquent est sans doute la lombalgie, mais le plus dramatique
reste la douleur du cancer en phase terminale. Enfin, il n’existe pas nécessairement de relation stricte entre le stimulus causal et la sensation résultante, comme en témoignent les douleurs neuropathiques. La douleur peut même exister en l’absence apparente ou réelle de stimulation corporelle (exemples : l’amputé qui souffre d’un membre qui n’existe plus -algohallucinose-, douleurs neurologiques d’origine centrale).
Dans un premier temps, nous limiterons cet exposé au cadre physiologique de la douleur aiguë, c’est-à-dire à celle qui est évoquée par des stimulations nociceptives et qui suscite des réactions de protection de l’organisme. Dans un second temps, nous aborderons au travers des

Aspects psychophysiologiques

L’homme se reconnaît cinq sens - la vue, l’ouïe, le tact, le goût et l’odorat -, mais on peut définir d’autres modalités sensorielles. Ainsi, la sensibilité corporelle ou somesthésie se décompose en grandes fonctions, elles-mêmes constituées de plusieurs sensibilités
élémentaires :
– la fonction extéroceptive (cutanée, musculosquelettique, viscérale) qui comprend les sensibilités au tact, à la pression et aux vibrations (mécanoréception), la sensibilité thermique (thermoréception) et la sensibilité à des stimulus nocifs (nociception) ;
– la fonction proprioceptive qui renseigne le système nerveux central sur la position et le mouvement des segments corporels et du corps dans l’espace ;
– la fonction intéroceptive qui renseigne le système nerveux central sur l’état du milieu intérieur, par exemple la pression artérielle ou la teneur sanguine en CO2.
L’interface entre l’énergie physique du stimulus et un système sensoriel est constitué de structures cellulaires spécialisées appelées récepteurs sensoriels.
Un problème sémantique demande à être clarifié dès à présent. Nous utiliserons le terme « récepteurs » dans deux sens différents quoique intimement liés. Le premier est utilisé pour désigner les « récepteurs sensoriels ». Un récepteur sensoriel est une structure cellulaire spécialisée qui sert d’interface entre l’énergie physique du stimulus et le système sensoriel ; il est associé au premier neurone dans l’organisation hiérarchique de ce système. C’est parfois ce premier neurone qui est qualifié de « récepteur ». Ainsi en est-il des récepteurs nociceptifs ou « nocicepteurs ». Le processus de conversion - la transduction sensorielle - est effectué dans le site transducteur du récepteur et produit un potentiel générateur, le « potentiel de récepteur ». S’il est suffisant, ce dernier est converti au niveau du site générateur du récepteur en une série de potentiels d’action qui codent le message sensoriel en modulation de fréquence. Les nocicepteurs posent un problème particulier dans la mesure où personne n’est en mesure de les enregistrer car ils sont constitués de terminaisons libres amyéliniques de fibres
périphériques A et C de très petite taille. Ce que l’on peut enregistrer en revanche, c’est l’activité d’une fibre au sein d’un nerf ou de son corps cellulaire dans le ganglion rachidien. C’est cette fibre que, par un certain abus de langage, on dénomme récepteur nociceptif ou « nocicepteur ». Cette fibre est connectée sous forme arborescente à de multiples terminaisons libres qui constituent les vrais sites de transduction. Le second sens du terme « récepteur » est celui plus commun de récepteur biochimique. Il n’appelle pas de commentaires particuliers si ce n’est qu’un récepteur sensoriel contient de nombreux récepteurs biochimiques.
Ces récepteurs sont associés au premier neurone dans l’organisation hiérarchique d’un système sensoriel. Chaque récepteur ne peut habituellement convertir qu’une seule forme d’énergie (mécanique, calorifique, chimique, électromagnétique, …) et dans une plage limitée de cette énergie (par exemple les récepteurs visuels ne sont sensibles qu’aux longueurs d’ondes comprises entre 375 et 750 nm du spectre électromagnétique : nous ne percevons avec nos yeux ni les ultraviolets, ni les infrarouges). Ce processus de conversion est appelé transduction sensorielle. Il est effectué dans le site transducteur du récepteur et produit un potentiel générateur appelé « potentiel de récepteur ». S’il est suffisant, ce potentiel est converti en une série d’impulsions électriques (potentiels d’action) par un processus appelé encodage neuronal situé dans le site générateur du récepteur. Ainsi le message sensoriel est-il codé en modulation de fréquence des potentiels d’action. La nature des potentiels d’actions est identique dans l’ensemble du système nerveux et notamment pour toutes les modalités sensorielles. Le type d’information sensorielle qu’ils encodent est donc déterminé par le type de récepteur et les voies nerveuses et les sites de projection qui lui sont associés. Le code neuronal peut être considéré sous l’angle de l’activité d’un seul neurone et être exprimé par la fréquence des impulsions engendrées par le récepteur. Ce codage est habituellement fonction de l’intensité du stimulus spécifique. Mais il doit également être considéré sous l’angle d’une population de neurones étant donné qu’un stimulus active inévitablement plusieurs récepteurs. La distribution spatiale et temporelle des récepteurs activés dans la population totale des récepteurs constitue par elle-même une information exploitable par le système sensoriel.
Ainsi, un stimulus plus intense accroît la fréquence de décharge des récepteurs mais aussi le nombre de récepteurs activés (recrutement spatial). L’intensité du stimulus est donc encodée non seulement par l’activité neuronale élémentaire mais aussi par la taille de la population de récepteurs recrutés. Le message élaboré par les récepteurs sensoriels est acheminé vers le système nerveux central où il va subir, au travers d’une série de relais neuronaux interconnectés de manière hiérarchisée, souvent récurrente, des transformations importantes avant d’émerger sous la forme de réponses telles que par exemple une perception sensorielle. La notion d’intégration désigne ce double processus de transmission et de modulation des messages. Il s’agit d’une forme biologique du traitement de l’information.
STIMULUS NOCICEPTIF
Le système nociceptif peut être activé par une grande variété d’énergies (mécanique, électromagnétique, électrique, calorifique, chimique, …) dont le caractère commun semble a priori la forte intensité qui constitue une menace pour l’intégrité du corps et peut provoquer une lésion tissulaire. Si ces stimulus nociceptifs déclenchent en outre une perception de douleur, ils seront qualifiés d’algogènes. S’ils sont nocifs, ils provoqueront une lésion qui s’accompagnera d’une réaction inflammatoire caractérisée par les signes cardinaux classiques : douleur, rougeur, chaleur, tumeur (oedème). La douleur peut alors naître en l’absence de stimulus physique (« douleurs spontanées »), un stimulus habituellement indolore peut provoquer des sensations douloureuses (« allodynie ») et la douleur provoquée peut être amplifiée (« hyperalgésie »). On peut discuter, sur le plan sémantique, certains termes concernant la douleur. De même que l’application de menthol excite les récepteurs au froid sans pour autant être un stimulus thermique, la capsaïcine évoque une sensation de brûlure sans provoquer de lésion tissulaire.
Il s’agit d’un stimulus nociceptif au sens strict (il active les nocicepteurs), algogène (il déclenche la douleur) mais non nocif. Il ne s’agit pas seulement d’un débat sémantique : une stimulation thermique ou mécanique sera ou ne sera pas nocive selon la durée de son application. Il convient donc d’utiliser à bon escient les termes « nociceptif », « algogène » et « nocif », mais l’approche réductionniste ne permet pas toujours de le faire avec discernement.
Il faut également rappeler ici deux phénomènes qui enrichissent la complexité symptomatologique et sémiologique de la douleur.
Les « douleurs référées » ne sont pas ressenties au niveau de la région corporelle stimulée mais dans une région plus ou moins éloignée. Elles peuvent en outre être accompagnées d’une hypersensibilité (exemple : douleur dans la région précordiale, la mâchoire inférieure et/ou le bras gauche lors d’une ischémie du myocarde).
Les douleurs spontanées particulières caractérisant certaines affections neurologiques (sensation permanente de brûlure ou paroxystique de torsion ou de dilacération). Encore plus paradoxal peut paraître ce qu’il est convenu d’appeler la douleur du membre fantôme, celle qui se manifeste après désafférentation (arrachement du plexus brachial ou amputation d’un membre par exemple) et donc en absence de stimulus nociceptifs et de nocicepteurs. On peut même déclencher une « illusion de douleur » chez l’homme sain en juxtaposant sur sa peau des plages chaudes et froides disposées en alternance, aucune d’entre elles n’étant douloureuse en l’absence des autres.
En outre, il est difficile de transférer le concept de stimulus nociceptif vers le domaine viscéral. En effet, une agression tissulaire même étendue peut rester totalement indolore (infarctus du myocarde « silencieux », perforation d’organes creux, processus néoplasiques, …) tandis que la simple distension d’un organe creux déclenche une douleur atroce (colique néphrétique par lithiase urétérale). Les chirurgiens opérant sous anesthésie locale de la paroi abdominale savent depuis longtemps qu’une agression des viscères (brûlure ou incision) est indolore lorsqu’elle est infligée à des organes sains. En revanche, lorsque l’organe est enflammé, elle déclenche une douleur typiquement viscérale.
En fin de compte, on ne peut pas définir un stimulus nociceptif sur la seule base d’une forme d’énergie spécifique, ni même par une caractéristique commune de différentes formes d’énergie, par exemple l’intensité. De ce fait et par définition, le caractère nociceptif d’un stimulus n’est défini que par ses conséquences (lésion tissulaire réelle ou potentielle) et son caractère algogène (douloureux) ne l’est que par la perception qu’il déclenche. Ces particularités placent l’observateur dans une situation difficile.

SENSATIONS NOCICEPTIVES ET PERCEPTION DE DOULEUR

La douleur est plus qu’une expérience sensorielle discriminative permettant de connaître l’intensité, la localisation, la durée, … d’un stimulus nociceptif. Elle se caractérise en outre par un état émotionnel aversif (affect à valence négative) qui pousse à l’action (motivation). Cette émotion est une part fondamentale et indissociable de l’expérience de la douleur et non pas une réaction à l’aspect sensoriel (Fig. 1). [69] De ce fait, la douleur est intrinsèquement « désagréable » et possède d’énormes capacités de capter l’attention, d’interférer avec toute activité en cours et de mobiliser nos ressources et stratégies de défense. Certains la considèrent d’ailleurs comme signalant l’existence d’un « état de besoin » corporel (comme la soif, la faim), qui prépare à l’action en vue d’écarter la cause, d’organiser la réparation et la récupération d’une lésion éventuelle. La douleur se distingue ainsi très nettement des autres systèmes sensoriels puisque dans l’élaboration d’une perception que nous identifions comme une douleur, la sensation, l’émotion et la cognition sont étroitement liées.

SENSATIONS ET RÉACTIONS

L’absence de communication verbale est un obstacle incontournable pour évaluer la douleur de l’animal : face au polymorphisme de la douleur décrite par l’homme en tant que sensation, celle de l’animal n’est estimée que par l’examen de ses réactions. [65, 68] C’est à la même difficulté que se trouve confronté le clinicien (pédiatre, neurologue, psychiatre, etc.) devant un patient incapable de communiquer verbalement. Seule l’observation des réactions est possible et l’on suppose que ces dernières expriment la perception de sensations désagréables en réponse à un stimulus qui, chez un patient capable de communiquer, serait décrit comme douloureux. Or, l’existence d’une réaction ne signifie pas obligatoirement la présence concomitante d’une perception, [47] situation que connaissent du reste quotidiennement les anesthésistes.
À proprement parler, il n’y a douleur que lorsqu’une certaine information (exogène et/ou endogène au cerveau) devient consciente c’est-à-dire lorsqu’elle atteint le cortex. Ainsi peut-on s’interroger sur la pertinence de considérer qu’un patient ayant subi une lobotomie frontale ressente la douleur au sens où nous l’entendons habituellement. En effet, sa perception sensorielle de la douleur est présente sans être accompagnée de ses dimensions affectives et motivationnelles. De même, la question se pose de la douleur animale qui, de fait, ne peut être abordée qu’avec des références anthropomorphiques. On ne peut pourtant nier les différences entre l’homme et l’animal, liées aux particularités des structures cérébrales, notamment le degré de développement cortical. En effet, quoique les systèmes nociceptifs soient très anciens dans l’échelle d’évolution des espèces animales - une simple paramécie réagit au pH du milieu -, ils ont progressé au travers des pièges de la sélection naturelle de façon parallèle à l’évolution du système nerveux, pour se prolonger avec le développement cérébral chez les vertébrés, puis cortical chez les mammifères. [56] Un système nociceptif élaboré existe chez tous ces derniers, mais il est difficile d’affirmer qu’ils ressentent tous la « douleur » au même titre que les êtres humains. Qu’ils engendrent la nociception ou sa forme plus élaborée, la douleur, ces systèmes ne sont pas différents des autres systèmes sensoriels, dans la mesure où ils sont bâtis sur les mêmes principes et avec les mêmes briques élémentaires. Les systèmes nociceptifs résultent du fonctionnement de réseaux de neurones régis par des phénomènes excitateurs et inhibiteurs concomitants. Il serait très préjudiciable à la compréhension des mécanismes sous-jacents de penser systématiquement « douleur » lorsqu’on observe une excitation neuronale et « analgésie » lorsqu’on observe une inhibition neuronale.

Mécanismes périphériques impliqués dans la nociception



Les nerfs périphériques assurent la transmission centripète et centrifuge de trois types d’informations qui sont relatives à la somesthésie, la motricité somatique et le système végétatif.
À l’inverse de ce que l’on observe pour les autres fonctions somesthésiques, et d’une façon plus générale pour tous les autres systèmes sensoriels, on ne peut caractériser, sur le plan structural, de récepteurs spécialisés dans la détection des stimulus nociceptifs au sens où, par exemple, les corpuscules de Pacini captent et codent les variations de pression qui leur sont appliquées (Fig. 2). [69] Les messages nociceptifs sont générés au niveau des terminaisons libres
amyéliniques, constituant des arborisations plexiformes dans les tissus cutanés, musculaires et articulaires. Les messages sont ensuite véhiculés par des fibres nerveuses périphériques qui, rassemblées au sein des nerfs, envoient leurs messages vers la moelle épinière où s’effectue le premier relais. Ces protoneurones à terminaisons libres dont les fibres sont faiblement myélinisées - fibres Ad - ou amyéliniques - fibres C - sont appelés nocicepteurs lorsqu’ils encodent préférentiellement des stimulus nocifs.
NOCICEPTEUR
L’absence de spécificité du stimulus nociceptif ne doit pas nous inciter à rejeter en bloc le concept de nocicepteur. Il existe un ensemble de récepteurs associés à des fibres de fin calibre qui est 
 activé de façon exclusive ou préférentielle par des stimulus naturels de forte intensité. La stimulation sélective de ces fines fibres par microstimulation électrique intraneurale déclenche une perception de douleur chez l’homme. En revanche, la stimulation des fibres myélinisées de gros calibre (fibres Ab) n’évoque qu’une sensation tactile. La latence de la sensation de piqûre brève et bien localisée associée à une volée afférente dans les fibres Ad est courte (200 à 300 ms). Quant à la douleur déclenchée par une volée afférente dans les fibres non myélinisées C, elle est plus tardive (de l’ordre de 2 à 3 s) et se présente sous la forme d’une brûlure prolongée et diffuse.
Le blocage de la transmission nerveuse par application d’un anesthésique local sur le nerf abolit toutes ces sensations.
Parmi les fibres C, qui constituent 60 à 90% de l’ensemble des fibres afférentes cutanées et la quasi-totalité des fibres afférentes viscérales, le groupe le plus important est sans conteste celui des nocicepteurs polymodaux. [45, 58, 60, 78] Ces derniers répondent à des stimulus nociceptifs de différentes natures (thermique, mécanique et chimique) mais nombre d’entre eux, qu’ils soient somatiques ou viscéraux, sont également activés par des intensités de stimulation non douloureuses, que le stimulus soit thermique ou, surtout, mécanique, par exemple le frottement d’un doigt sur une corde de guitare. La spécificité de ces « nocicepteurs » est très relative.
Notons en outre que les champs périphériques de ces unités (surface : 0,01 - 1 cm2) se recouvrent très largement les uns les autres, et recouvrent également les champs périphériques d’autres types de fibres, de telle sorte que l’application d’une stimulation nociceptive mécanique, même de faible étendue, aura pour conséquence d’activer de façon concomitante de nombreuses fibres Ab, Ad et C.
Le caractère primitif des nocicepteurs polymodaux, peu spécialisés et totipotents, a été souligné : de tels récepteurs existent déjà chez les invertébrés comme l’aplysie ou la sangsue. [60, 105] Le fait qu’ils aient subi l’évolution des espèces sans perdre leurs principaux caractères suggère que leur présence est essentielle à la survie des individus. On doit sans doute les considérer dans leur ensemble comme un organe sensoriel qui, sans relâche, « ausculte » l’ensemble de notre corps (à l’importante exception de la moelle et du cerveau, insensibles, notamment à la douleur. Les migraines ne concernent pas le tissu nerveux proprement dit, mais sa vascularisation et les méninges).
Du reste, la densité moyenne de terminaisons libres dans notre peau n’est jamais inférieure à 600/cm2. Ils ne constituent pas une population homogène dont les caractéristiques fonctionnelles seraient invariantes, par exemple un seuil élevé. Ils sont au contraire diversifiés et leurs propriétés biochimiques et biophysiques sont dynamiques, se modifiant sous l’influence de leur environnement et des besoins de l’organisme. Les nocicepteurs polymodaux sont très sensibles au phénomène de sensibilisation. Après répétition d’un stimulus nociceptif, le seuil d’activation du nocicepteur est abaissé et pour un stimulus d’intensité donnée, sa fréquence de décharge augmentée. Les modalités de leur activation peuvent aussi évoluer : ainsi, un mécanonocicepteur peut devenir sensible aux stimulus thermiques, lorsque ce stimulus est répété. Ces processus sont exagérés au cours de l’inflammation (cf. infra).
En effet, outre leur capacité à réagir à certaines variations mécaniques et thermiques, un caractère commun à la majorité des nocicepteurs est d’être également des chémorécepteurs. En réalité, si un stimulus nociceptif est capable de déclencher une sensation de douleur, la lésion tissulaire qu’il aura provoquée sera responsable d’une série d’événements étroitement liés aux processus inflammatoires engendrés par la lésion, qui vont prolonger l’activation des nocicepteurs et surtout induire une sensibilisation.
On peut à cet égard évoquer l’existence d’un système d’alarme secondaire, en quelque sorte chargé d’informer les centres supérieurs de l’état d’endommagement d’un territoire corporel. Sa constante de temps est supérieure à celle du système d’alarme primaire activé par l’agression initiale. Les comportements qu’il engendre contribuent à faciliter d’autres fonctions biologiques fondamentales, par exemple le maintien de la « trophicité » tissulaire et la « régénération ».
Ainsi, l’inflammation rend-elle hypersensibles les nocicepteurs au point de les activer par des stimulations de faible intensité habituellement non douloureuses, comme le frottement des draps sur un membre affecté d’une ostéomyélite. Certains nocicepteurs ne sont d’ailleurs actifs que dans des conditions d’inflammation tissulaire (« nocicepteurs silencieux » ).
Ajoutons enfin, qu’au cours de certaines neuropathies périphériques, les fibres afférentes normalement dévolues aux sensations tactiles sont modifiées au point d’acquérir certaines propriétés des fibres nociceptives de fin calibre, dont celle d’évoquer des sensations de douleur.
SPHÈRE CUTANÉE [59]
Les nerfs cutanés sont constitués de trois grands groupes de fibres dont le corps cellulaire se trouve dans les ganglions rachidiens et qui constituent les « neurones primaires » (ou « afférences primaires »). Le premier groupe comprend les fibres Abqui possèdent une importante gaine de myéline (diamètre : 6-20 μm) et conduisent rapidement l’influx nerveux (30-65 m/s chez l’homme) ; elles encodent et transmettent les informations tactiles et proprioceptives. Les deux autres groupes de fibres encodent et transmettent les informations nociceptives et thermiques. Il s’agit des fibres Ad, peu myélinisées (diamètre : 1-5 μm) et conduisant l’influx nerveux à une vitesse moyenne (4-30 m/s) et des fibres C, non myélinisées (diamètre : 0,3-1,5 μm) et conduisant lentement l’influx nerveux (0,4-2 m/s). Les fibres C sont très nombreuses puisqu’elles constituent 60 à 90 % de l’ensemble des fibres afférentes cutanées. Parmi les divers types de fibres afférentes qui ont été caractérisés, le plus important est sans conteste celui des nocicepteurs polymodaux C qui par définition répondent à des stimulus nociceptifs de différentes natures (thermique, mécanique et chimique) et qui sont de loin les plus nombreux. Ils sont susceptibles d’être sensibilisés : la répétition d’un stimulus nociceptif abaisse leur seuil et amplifie leur réponse de telle sorte que les modalités de leur activation peuvent évoluer ; ainsi, un mécanonocicepteur peut devenir sensible aux stimulus thermiques, lorsque ce stimulus est répété. Ces processus sont exacerbés au cours de l’inflammation, nous le verrons plus loin.
Bien que variable d’un territoire à un autre, la répartition des nocicepteurs est relativement homogène au niveau cutané, ce qui permet de localiser sans difficulté aussi bien la douleur que les autres sensations somesthésiques.
L’existence de ces deux catégories de fibres, Ad et C, permet d’expliquer chez l’homme le phénomène de double douleur déclenché par l’application d’un stimulus nociceptif bref mais intense. La première douleur, à type de piqûre, est bien localisée. Elle apparaît rapidement après le stimulus (300 ms environ lorsque le dos de la main est stimulé) et correspond à l’activation de nocicepteurs Ad. La seconde, souvent à type de brûlure, survient plus tardivement, 0,7 à 1,2 seconde environ après le stimulus.
Elle est diffuse, mal localisée, et correspond à l’activation des nocicepteurs C.

SPHÈRES MUSCULAIRE, ARTICULAIRE ET VISCÉRALE 
Les muscles et les articulations possèdent des récepteurs polymodaux Ad et C répondant aux stimulations mécaniques, thermiques et chimiques, mais leur caractère spécifiquement nociceptif n’est pas démontré. Dans le muscle, il existe des fibres fines activées pendant la contraction musculaire ; dans des conditions physiologiques, ces fibres ne sont probablement pas impliquées dans la nociception, mais plutôt dans les réajustements cardiovasculaires et respiratoires lors de l’exercice musculaire. La douleur provoquée par les crampes musculaires est probablement déclenchée par l’ischémie qui active les fibres de petit calibre à la suite de la libération de substances algogènes.
Quant aux fibres afférentes viscérales, elles sont constituées dans leur quasi-totalité de fibres C. En l’absence de phénomènes inflammatoires modifiant la sensibilité des récepteurs, les viscères semblent insensibles aux stimulations mécaniques ou thermiques, mais la douleur peut y être déclenchée par traction ou distension (colique hépatique ou néphrétique, …). La douleur est alors diffuse, irradiante et souvent référée à des structures somatiques. La fréquence de décharge de la plupart des fibres fines issues du coeur est corrélée à la fréquence cardiaque ; ces fibres pourraient être connectées à des mécanorécepteurs peu spécifiques. À l’instar des crampes musculaires, la douleur de l’angine de poitrine est probablement déclenchée par l’ischémie. Il existe des récepteurs dont les caractéristiques sont voisines de celles des nocicepteurs au niveau pulmonaire, à la surface de l’arbre trachéobronchique et dans les espaces interalvéolaires ; ils peuvent être activés par des substances irritantes et seraient impliqués dans la survenue des dyspnées.
SPHÈRE TRIGÉMINALE 
On trouve des terminaisons libres dans la quasi-totalité des territoires orofaciaux, notamment par exemple la pulpe dentaire.
Elles y sont regroupées pour constituer les ramifications périphériques de fibres amyéliniques (50-75 %) et myélinisées, ces dernières pouvant appartenir au type Admais aussi Ab. Une partiedes fibres non myélinisées, d’origine sympathique, est efférente et participe aux régulations neurovégétatives et trophiques de la pulpe.
Comme dans les autres territoires trigéminaux, les fibres afférentes Ad et C de la pulpe dentaire sont en grande partie connectées à des nocicepteurs polymodaux.
Contrairement aux idées reçues, on ne déclenche pas que la douleur en stimulant la pulpe dentaire. Il en est de même de la cornée qui ne contient que des terminaisons libres. Comme nous l’avons d’ores et déjà noté pour les autres territoires corporels, cette observation illustre la capacité des récepteurs polymodaux d’être activés par des stimulus non douloureux.
D’un point de vue clinique, la douleur pulpaire s’apparente à la douleur viscérale par son caractère sourd et difficile à localiser. Le patient est souvent incapable de distinguer parmi plusieurs dents celle qui est à l’origine de la douleur et il n’est même pas rare qu’il soit incapable de décider s’il s’agit d’une dent maxillaire ou mandibulaire. Par ailleurs, parmi les douleurs orofaciales sans origine périphérique apparente, les douleurs projetées des territoires éloignés occupent une place non négligeable. La douleur dentaire irradie souvent vers le cou ou la face. Dans une situation en miroir, des douleurs cervicales, auriculaires, voire cardiaques peuvent se projeter vers des sites orofaciaux.
NOCICEPTEURS « PEPTIDERGIQUES » ET « NON PEPTIDERGIQUES » (Fig. 3) 
Les fibres sensorielles amyéliniques peuvent être classées en fonction de leur profil neurochimique. On distingue ainsi deux souspopulations de fibres C nociceptives sensibles à la capsaïcine. Les premières, dites « peptidergiques », synthétisent notamment la substance P (sP) et le calcitonin gene-related peptide (CGRP) et sont sensibles au facteur de croissance nerve growth factor (NGF) dont elles expriment les récepteurs spécifiques. Ce sont ces fibres qui sont à l’origine de l’inflammation neurogène. Les secondes, dites « non peptidergiques » car elles n’expriment ni la substance P ni le CGRP, sont également définies par la présence du proto-oncogène tyrosinekinase (Trk) RET, récepteur d’une autre famille de facteurs de croissance, celle du glial derived neurotrophic factor (GDNF), et d’une sous-classe de récepteurs purinergiques (P2X3).
Ces deux sous-populations de fibres nociceptives cutanées se projettent différemment dans la corne postérieure de la moelle : dans les couches les plus superficielles I et IIo pour ce qui est des fibres peptidergiques et exclusivement dans la couche IIi pour les fibres non peptidergiques. Les couches I et IIo contiennent des neurones qui expriment le récepteur à la substance P, appelé NK1. La couche IIi ne contient que des interneurones dont les caractéristiques principales sont de répondre uniquement aux stimulus mécaniques non nociceptifs et d’exprimer la protéine-kinase Cc (PKCc) dont la synthèse est augmentée par l’injection sous-cutanée d’un agent  inflammatoire.

RÉCEPTEURS ÉLÉMENTAIRES
Les développements récents de la biologie moléculaire ont permis d’identifier, de cloner puis d’étudier un certain nombre de récepteurs biochimiques qui tapissent la membrane des fibres afférentes primaires. Certains d’entre eux sont des transducteurs, c’est-à-dire qu’ils sont capables de transformer un stimulus physique en un courant dépolarisant cette membrane. Ces transducteurs élémentaires sont souvent spécifiques. C’est la mosaïque de récepteurs biochimiques spécialisés tapissant leur membrane qui est à l’origine du caractère polymodal de la majorité des nocicepteurs ainsi que de leur « plasticité ».
 Récepteurs vanilloïdes (au piment) 
Les vanilloïdes constituent une famille d’irritants naturels responsables de la saveur « piquante » des épices, dont le plus connu est la capsaïcine, extraite du piment, qui active essentiellement les fibres C polymodales, qu’elles soient cutanées, musculaires, articulaires ou viscérales.
L’application de capsaïcine sur la peau abaisse le seuil de déclenchement de son récepteur, le récepteur ionotropique vanilloïde VR-1 (appartenant à la famille des «temperature-activated transient receptor potential ion channels », le récepteur VR-1 est maintenant dénommé « Trpv1 ») : la chaleur ambiante est alors suffisante pour l’activer, ce qui provoque une sensation de brûlure.
VR-1 est un canal non sélectif laissant passer tous les cations, avec cependant une préférence pour le calcium, qui répond lorsque la température atteint ou dépasse 48 °C.
Son seuil est également abaissé lorsque le récepteur est phosphorylé.
La phosphorylation est déclenchée par l’intermédiaire d’une protéine-kinase A, elle-même activée par les prostaglandines et la sérotonine, ou par l’intermédiaire d’une protéine-kinase C, elle même activée par la bradykinine et l’histamine. L’activité du récepteur VR-1 est donc réglée avec finesse par son environnement biochimique, cette modulation se traduisant par exemple par la baisse du seuil de déclenchement du signal d’alarme en cas d’inflammation.
Récepteur à l’acidité 
La superfamille des canaux sodiques bloqués par l’amiloride est dénommée acid-sensing ionic channel (ASIC). Six sous-types de récepteur ASIC ont été décrits, dont cinq sont exprimés dans les fibres afférentes primaires de petit diamètre. [107] Ils s’activent dès que le pH atteint 6,9, une valeur qui n’est guère éloignée du pH physiologique. Le pH des tissus enflammés pouvant baisser jusqu’à 5,5, il en résulte que le moindre phénomène inflammatoire ou lésionnel s’accompagnera d’une activation de ces récepteurs. Il est probable que la douleur déclenchée par un exercice musculaire violent et prolongé résulte des effets des acides carbonique et lactique sur ces récepteurs ASIC.
Récepteurs purinergiques 
L’adénosine triphosphate (ATP) se lie aux récepteurs P2 (récepteur purinergique 2), ionotropiques (P2X) ou métabotropiques (P2Y).
Parmi les sept récepteurs ionotropiques de l’ATP clonés, six au moins sont exprimés dans les neurones sensoriels afférents. Le plus intéressant est sans doute le récepteur P2X3 qui n’est exprimé que par les neurones « non peptidergiques » qu’il active, comme nous l’avons vu (Fig. 3).
L’ATP est rapidement hydrolisée en adénosine, elle-même capable d’agir en synergie en se fixant au récepteur P1 qui active les nocicepteurs.

CANAUX SODIQUES VOLTAGE-DÉPENDANTS
Quel que soit le neurone, l’ouverture de ces canaux sodiques dépendants du voltage déclenche des potentiels d’action lorsque sa membrane est suffisamment dépolarisée. Il s’agit en général de canaux à bas seuil dont la cinétique d’inactivation est rapide et que l’on peut bloquer par la tétrodotoxine (tétrodotoxine–sensible, TTXs). [109] Ils sont présents sur la membrane des terminaisons des fibres afférentes primaires, qu’elles soient ou non myélinisées.
Les antiarythmiques, les anticonvulsivants et les anesthésiques locaux bloquent principalement les canaux sodiques TTXs responsables du déclenchement du potentiel d’action. Les anesthésiques locaux sont couramment employés en anesthésie pour inhiber la transmission des influx nociceptifs durant l’intervention chirurgicale et réduire la douleur postopératoire (blocs nerveux).
Les fibres nociceptives amyéliniques possèdent en outre la singularité de présenter au sein de leurs membranes des canaux sodiques insensibles à la tétrodotoxine(tétrodotoxine–résistant, TTXr). [4, 41, 108] À la différence des canaux TTXs, leur seuil est élevé et leur cinétique d’inactivation est lente. Les courants TTXr sont augmentés par plusieurs médiateurs « hyperalgésiques » par l’intermédiaire de protéineskinases A (prostaglandine, sérotonine) ou de protéines-kinases C (bradykinine, histamine). La synthèse de canaux TTXr est augmentée au cours de l’inflammation. La mise au point d’antagonistes spécifiques de ces canaux représente une piste à suivre pour améliorer le traitement de la douleur.

Rôle de l’inflammation

La fonction chémoréceptrice des nocicepteurs est déterminante pour engendrer les douleurs inflammatoires et du reste, on sait depuis longtemps que les extraits de tissus traumatisés sont eux-mêmes algogènes. En outre, les terminaisons nerveuses des fibres sensorielles sont protégées par une barrière, le périneurium, qui isole le tissu endoneurial en empêchant le passage des grosses molécules et des molécules hydrophiles comme les peptides. Lors d’une inflammation, la rupture de cette barrière facilite la diffusion de ces molécules et par conséquent leurs effets sur leurs cibles potentielles.
Les substances algogènes peuvent être formées localement ou être circulantes, leur action étant alors facilitée par la fréquente contiguïté des terminaisons libres des fibres Ad et C avec les artérioles et les veinules.
L’inflammation résulte de la libération de diverses substances dont un bon nombre sont neuroactives (Fig. 5). Ces substances peuvent être classées en trois groupes en fonction de leur principale origine : les cellules lésées, les cellules de la lignée inflammatoire et les nocicepteurs eux-mêmes. La lésion tissulaire est à l’origine de la libération d’ATP et d’ion H+ , seules substances excitatrices à proprement parler, les autres étant avant tout « sensibilisatrices ».
Les ions hydrogène activent le récepteur ASIC-1 et sensibilisent le récepteur VR-1. La liaison de ces deux récepteurs ainsi que celui de l’ATP (P2X3) avec leurs ligands respectifs se traduit par l’ouverture de canaux cationiques qui dépolarise la terminaison libre de la fibre.
La bradykinine est un peptide formé sous l’action enzymatique des kallikréines plasmatique ou tissulaire à partir de deux a2 globulines, elles-mêmes synthétisées dans le foie et appelées kininogènes. Les mastocytes libèrent l’histamine - prurigineuse puis douloureuse à concentration plus élevée - ainsi que la sérotonine, issues en outre des agrégats plaquettaires. La synthèse des prostaglandines à partir de l’acide arachidonique est déclenchée dans les cellules exposées à des agents pro-inflammatoires - cytokines, mitogènes, endotoxines - par l’induction de la cyclo-oxygénase 2 (COX-2). Ces substances se lient à des récepteurs spécifiques pour phosphoryler des protéineskinases (PKA, PKC) qui vont : – augmenter l’efficacité de canaux sodiques insensibles à la tétrodotoxine (TTXr) ; – abaisser le seuil des récepteurs-transducteurs comme VR-1.
Les macrophages libèrent des cytokines (tumor necrosis factor [TNF], interleukine [IL]1, IL6, IL8) et des neurotrophines (NGF). Certaines de ces substances se lient à leur récepteur pour constituer un complexe qui est internalisé puis transporté vers le soma du neurone ganglionnaire rachidien. Ainsi, le NGF se lie au récepteur à forte affinité TrkA pour constituer le complexe NGF/TrkA qui est transporté vers la cellule ganglionnaire pour y modifier la synthèse protéique, notamment accroître celle des canaux sodiques insensibles à la tétrodotoxine. Ces derniers empruntent ensuite le flux axonal rétrograde pour enrichir les terminaisons libres.
Le troisième groupe de substances neuroactives sont des peptides - substance P, CGRP, neurokinine A - libérés par les nocicepteurs euxmêmes et capables directement ou indirectement de les sensibiliser.
L’amplification du message est alors assurée non seulement par leur libération au sein du foyer inflammatoire, mais également par le biais d’un recrutement supplémentaire de fibres adjacentes activées ou sensibilisées, notamment par le phénomène du réflexe d’axone.
C’est ce qu’on appelle l’inflammation neurogène (Fig. 6). [69] Ainsi, les fibres afférentes primaires, elles aussi, contribuent à cette « soupe inflammatoire » en libérant des neuropeptides qui participent à la sensibilisation en « tache d’huile » des nocicepteurs.Cet ensemble d’interactions neurochimiques subtiles fournit le substratum au phénomène d’hyperalgésie dont le point de départ concerne à la fois le tissu lésé (hyperalgésie primaire) mais aussi les tissus sains qui l’entourent (hyperalgésie secondaire). Ces données permettent en outre d’entrevoir le « cercle vicieux » que peut constituer la « soupe inflammatoire » dans certains états algiques.
NOCICEPTEURS « SILENCIEUX »
Les nocicepteurs « silencieux » représentent 10 à 20 % des fibres C dans la peau, les viscères et les articulations. Ils ne répondent d’ordinaire à aucun stimulus, mais sont « réveillés » au cours des processus inflammatoires ou, artificiellement, par la capsaïcine. Ils participent ainsi de façon très significative aux phénomènes d’hyperalgésie et d’allodynie.
MÉDIATEURS DE L’INFLAMMATION (Fig. 5, 7)
Kinines 
La bradykinine et la kallidine présentent une grande affinité pour le récepteur B2, le récepteur B1 étant activé de façon préférentielle par leurs métabolites respectifs. Le récepteur B2, constitutif, est responsable des effets à court terme de la bradykinine (Fig. 7) : – stimulation de la production de cytokines pro-inflammatoires (TNFa, IL6, IL1b, IL8) ; – stimulation de la libération d’acide arachidonique, ce qui a pour conséquence de favoriser la formation des prostaglandines ; – déclenchement de la libération de peptides (substance P, neurokinine A, CGRP) par les terminaisons libres des fibres afférentes primaires ; – déclenchement de la libération d’oxyde nitrique (NO) ; – dégranulation des mastocytes, ce qui a pour conséquence delibérer histamine et sérotonine ; – phosphorylation du récepteur VR-1 par l’intermédiaire d’une isoforme de la PKC, ce qui a pour conséquence de le rendre sensible à la température ambiante.
Quant au récepteur B1, il est quasiment absent des tissus normaux, mais son expression est déclenchée par des agents inflammatoires comme les lipopolysaccharides, les cytokines, le NGF et la bradykinine elle-même en se liant au récepteur B1. Le récepteur B1, inductible et peu sujet au phénomène de désensibilisation, est donc responsable des effets à long terme de la bradykinine et pourrait prendre le relais du récepteur B2 désensibilisé. Il faut souligner le « piège » que représente le fait que c’est au travers de son propre récepteur qu’est déclenchée la synthèse du récepteur B1 : il s’agit là d’un authentique rétrocontrôle positif.
 Cytokines 
Les cytokines sont de petites protéines libérées par les lymphocytes, les monocytes et les macrophages. Certaines d’entre elles sont proinflammatoires (TNFa, IL1b, IL8), d’autres en revanche sont antiinflammatoires (IL1ra, IL4, IL10, IL13) et les dernières cumulent les deux propriétés. Devenue circulante, IL6 est susceptible de générer une réponse fébrile parfois déclenchée par une inflammation locale.
Les cytokines pro-inflammatoires sont à l’origine de la libération de prostaglandines et des amines sympathomimétiques ; elles forment par conséquent avec les kinines le lien entre la lésion tissulaire et la réponse inflammatoire. La puissance de leurs effets hyperalgésiques peut être classée de la façon suivante : IL1b TNFa IL8 IL6. Il convient d’y adjoindre dans certains cas l’intervention du système sympathique sollicité par l’IL8.
 Prostanoïdes
Les prostanoïdes sont synthétisés à partir de l’acide arachidonique sous l’action de la COX. On sait qu’il en existe deux isoformes, COX-1 et COX-2, dont l’affinité pour les substrats et l’activité enzymatique sont voisines mais dont la localisation et la régulation de synthèse sont différentes. [51, 61] Les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) « classiques » sont, pour la plupart, des inhibiteurs plus puissants de la COX-1 que de la COX-2.
Récemment, des inhibiteurs sélectifs de la COX-2 ont été commercialisés. Aux doses préconisées et dans les indications rhumatologiques retenues, ils se révèlent aussi efficaces que les AINS non sélectifs avec une incidence faible des complications gastrointestinales.
Cependant, si l’amélioration de la tolérance digestive est une avancée thérapeutique importante, des études complémentaires sont nécessaires pour évaluer sur le long terme les effets de l’inhibition de la synthèse physiologique de COX-2. [27, 97]
Les prostanoïdes interagissent avec des protéines G au travers de huit récepteurs spécifiques. Trois d’entre eux nous intéressent plus particulièrement dans la mesure où ils sensibilisent les fibres afférentes primaires : EP1 et EP2, récepteurs de la prostaglandine E2 (PGE2) et IP, récepteur de la prostaglandine I2 (PGI2) aussi dénommée prostacycline. [10, 33] Ces phénomènes de sensibilisation s’exercent par l’intermédiaire des protéines kinases : PKA couplée aux récepteurs EP2 et IP, et PKC couplée aux récepteurs EP1 et IP. La chaîne biochimique se traduit in fine par la phosphorylation de certaines protéines membranaires, c’est-à-dire par l’ouverture (récepteurs VR-1, canaux sodiques TTX-r, canaux calciques) ou la fermeture (canaux potassiques) de canaux. En outre, L’oxyde nitrique pourrait faciliter ces mécanismes.
À cette étape, il nous faut mentionner une propriété de COX-2 qui n’a pas reçu l’attention qu’elle mériterait, peut-être du fait de soncaractère a priori paradoxal : ses propriétés anti-inflammatoires. [40, 112, 113] Elles ont été décrites au cours de la phase de résorption spontanée qui suit invariablement toute réaction inflammatoire aiguë. Ces mécanismes expliquent certains effets pro-inflammatoires des inhibiteurs de COX-2 et peut-être, l’effet « plafond » caractéristique des AINS.
Neurotrophines
La fonction des neurotrophines perdure bien au-delà de la période de développement, leurs effets étant radicalement modifiés. NGF, brain-derivated neurotrophic factor(BDNF) et neurotrophine- 4/5 déclenchent des phénomènes d’hyperalgésie en se liant à leurs récepteurs spécifiques, des Trk (TrkA, TrkB et neurotrophine-4/5).
Au cours de l’inflammation, on constate une augmentation de la synthèse de NGF qui est secondaire à la libération de cytokines et d’interleukines par les cellules inflammatoires.
Issu de la liaison du NGF avec son récepteur à haute affinité TrkA (cf. partie inférieure droite de la Figure 5), le complexe NGF/TrkA est internalisé puis transporté vers le corps cellulaire du neurone situé dans le ganglion rachidien pour y modifier la transcription des précurseurs de différents peptides (augmentation : substance P, CGRP ; diminution :vasoactive intestinal peptide [VIP], cholécystokinine, neuropeptide Y, galanine), de facteurs trophiques (GDNF, BDNF) et de canaux sodiques insensibles à la tétrodotoxine.
Ce mécanisme contribue très certainement à certains effets hyperalgésiques à long terme. Sous l’influence du NGF, c’est au tour du BDNF d’être surexprimé au niveau des fibres C peptidergiques. Libéré au niveau de la corne postérieure de la moelle, il se lie au récepteur à forte affinité TrkB pour phosphoryler le récepteur N-méthyl-D-aspartate (NMDA) par l’intermédiaire d’une protéine-kinase C. Aussi, doit-on sans doute considérerle BDNF comme un élément clé du déclenchement des phénomènes de « sensibilisation centrale » par les phénomènes inflammatoires.
Peptides 
Lors d’une stimulation nociceptive, l’influx nerveux se propage non seulement vers la moelle mais aussi, de façon antidromique, vers les autres terminaisons libres de la même fibre (réflexe d’axone). Ces dernières vont libérer des peptides (substance P, CGRP, neurokinine A), entraînant une vasodilatation et une dégranulation des mastocytes, elle-même à l’origine d’une libération localisée d’histamine (Fig. 6). Cette chaîne d’événements, appelée « inflammation neurogène », est à l’origine de l’hyperalgésie « en tache d’huile » ou « secondaire ».
Protéases 
Les protéases exercent leurs effets en se liant à des récepteurs spécifiques de surface couplés aux protéines G, les protease-activated receptors (PAR) dont on connaît quatre représentants (PAR1-4) initialisés par activité protéolytique d’enzymes comme la thrombine ou la trypsine. Elles sont présentes sur l’endothélium vasculaire, les cellules inflammatoires, les plaquettes et les terminaisons des fibres afférentes primaires. Leur activation déclenche l’ensemble des signes classiques de l’inflammation. En outre, PAR1 et PAR2, coexprimés dans les neurones afférents primaires avec le CGRP et la substance P, provoquent la libération de ces derniers par un mécanisme dépendant du calcium. On peut donc aussi les considérer comme médiateurs de l’inflammation neurogène. Au total, elles participent aux mécanismes responsables de l’hyperalgésie d’origine inflammatoire. Du reste, leur administration locale provoque une hyperalgésie de longue durée.
Récepteurs NMDA et AMPA/kaïnate 
On sait aujourd’hui que la membrane des fibres afférentes primaires et des terminaisons sympathiques exprime des récepteurs glutamatergiques, essentiellement ionotropiques acide-2-amino-3- hydroxy-5-méthyl-4-isoxazole-propionique (AMPA)/kaïnate et NMDA. La densité de ces récepteurs augmente au cours de l’inflammation. Or, si la noradrénaline n’excite pas les nocicepteurs dans les conditions normales, elle en devient capable lorsqu’un processus inflammatoire a été enclenché. Agissant de concert, l’ensemble de ces phénomènes se potentialise pour augmenter l’activité nociceptive. Au même titre que les peptides, la source des acides aminés excitateurs est à rechercher dans les fibres afférentes sensorielles elles-mêmes. Il s’agit à nouveau d’un mécanisme local d’autoentretien de l’activité nociceptive.
Récepteurs b-adrénergiques
Nous venons de rappeler que la noradrénaline n’excite pas directement les nocicepteurs ; il en est de même de l’adrénaline. Elles peuvent en revanche les sensibiliser dans certaines circonstances, génératrices alors d’effets hyperalgésiques. De tels effets s’exercent probablement par l’intermédiaire de protéines-kinases, essentiellement PKA et dans une moindre mesure PKC, qui régulent les canaux sodiques résistants à la tétrodotoxine. [75] On conçoit que le stress par exemple soit ainsi dès le niveau périphérique un facteur d’amplification des messages nociceptifs.
Opioïdes 
Des récepteurs opioïdes sont présents sur les terminaisons périphériques des fibres sensorielles : un tiers environ des fibres C est pourvu de récepteurs d et/ou μ. Ces récepteurs pourraient contribuer à l’action antinociceptive périphérique des opioïdes, cette dernière ne s’exprimant significativement qu’en cas d’inflammation.
Les récepteurs opioïdes peuvent être activés par des agonistes exogènes - les ligands μ apparaissant les plus efficaces à cet égard - ou par des peptides opioïdes endogènes libérés localement par des cellules immunitaires (lymphocytes, monocytes). Ces dernières ne sont pas les seules sources d’opioïdes endogènes périphériques puisqu’un nombre non négligeable de fibres afférentes primaires contient de la met-enképhaline. Leur implication dans la modulation de la réponse inflammatoire et de la douleur est très probable.
EFFETS À COURT TERME
DES AGENTS INFLAMMATOIRES
Parmi tous les agents inflammatoires, certains vont activer directement les fibres afférentes primaires en dépolarisant les terminaisons libres. C’est le cas des protons et de l’ATP, nous l’avons vu. C’est aussi celui de la chaleur, l’un des signes cardinaux de l’inflammation. Les autres vont sensibiliser ces terminaisons en les rendant plus réactives aux agents dépolarisants, qu’ils soient chimiques ou physiques. Cette sensibilisation peut s’effectuer par deux types de mécanismes. Le premier consiste en une amplification du potentiel générateur déclenché au niveau des récepteurs-canaux par le stimulus. Le second consiste en une modification de l’excitabilité de la membrane, l’abaissement du seuil d’ouverture des canaux sodiques dépendants du voltage, donc du seuil de déclenchement des potentiels d’action. Ces mécanismes sont parfois directs, mais sont le plus souvent sous la dépendance d’une chaîne de seconds messagers dont les plus notables sont des kinases qui phosphorylent les récepteurs. Ces protéines-kinases sont par exemple activées par les prostaglandines, la sérotonine, la bradykinine ou l’histamine.
Nous nous trouvons ici confrontés à un système de régulation très sophistiqué, asservi à de nombreuses variables de l’environnement physique et chimique de la terminaison libre du récepteur sensoriel, ellemême tapissée, rappelons-le, d’une mosaïque de récepteurs biochimiques et de seconds messagers. Cette sophistication, également caractérisée par la redondance et l’asservissement à des boucles de rétroaction, est à l’origine de la subtilité des phénomènes d’allodynie et d’hyperalgésie.
EFFETS À LONG TERME DES AGENTS INFLAMMATOIRES
Un certain nombre de molécules ont la capacité de provoquer depuis la périphérie des changements de synthèse protéique au niveau des noyaux des neurones sensoriels primaires situés dans les ganglions rachidiens. [114] Ainsi en est-il du NGF qui, une fois libéré, se lie aux récepteurs de haute affinité TrkA, nous l’avons vu. Le complexe NGF-TrkA est ensuite internalisé et transporté jusqu’au corps cellulaire du neurone pour agir sur la transcription génique en activant une chaîne de signaux intracellulaires. Ces changements vont se traduire par une augmentation de la synthèse de canaux ioniques et de précurseurs de certains peptides qui vont ensuite être transportés de façon rétrograde vers les terminaisons périphériques et/ou de façon orthograde vers les terminaisons centrales. Ainsi pourra-t-on observer in fine une augmentatio :
  du nombre de canaux ioniques (VR-1, Na-TTXr) et de la concentration en peptides (substance P, neurokinine A, CGRP) à la périphérie ;
 de la concentration en BDNF au niveau central. En modifiant le phénotype, ces mécanismes vont contribuer à pérenniser sur le long terme l’inflammation et l’hyperalgésie primaire et secondaire.

Mécanismes spinaux impliqués dans la nociception


PROJECTIONS SPINALES DES FIBRES PÉRIPHÉRIQUES
La très grande majorité des fibres afférentes primaires atteignent le système nerveux central par les racines rachidiennes postérieures ou leurs équivalents au niveau des nerfs crâniens.
Les fibres Ab qui acheminent, rappelons-le, les informations tactiles et proprioceptives, envoient leurs axones en partie vers la substance grise médullaire de la corne postérieure (couches III à V mais centré sur IV) (Fig. 8) [69] dont les terminaisons sont étalées sur plusieurs segments et en partie via les cordons postérieurs vers les noyaux correspondants situés dans la partie caudale du bulbe. Il s’agit des noyaux gracilis (de Goll) où transitent les informations issues du membre inférieur et du tronc et cuneatus (de Burdach) où transitent les informations issues du membre supérieur, du cou et de la région occipitale (Fig. 9A). Les neurones de ces noyaux envoient leurs axones vers le thalamus latéral via le lemnisque médian - d’où le nom de système lemniscal -, après avoir décussé au niveau bulbaire.
Les neurones du thalamus latéral se projettent vers le cortex somesthésique primaire (SI). Il s’agit d’un système très rapide de communication : l’information concernant la localisation sur le corps (somatotopie), l’intensité et la durée du stimulus atteint le cortex cérébral après deux relais seulement. Tout au long de ce système, l’organisation somatotopique est conservée de telle sorte que les informations précises concernant chaque région du corps sont envoyées vers une région corticale bien définie, chacune représentée sur l’homonculus de la partie supérieure droite de la Figure 9A en fonction de son importance.
Figure 9: Voies somesthésiques
Les fibres Ad et C quant à elles se divisent en une branche ascendante et une branche descendante qui émettent des collatérales vers la corne postérieure de la moelle sur quelques segments adjacents. On y constate une convergence anatomique des afférences nociceptives cutanées, musculaires et viscérales dans les couches I et V (Fig. 8). On constate également une forte dispersion rostrocaudale des afférences.

PARTICULARITÉS DU SYSTÈME TRIGÉMINAL 
La sensibilité de la face et des cavités buccale et nasale est assurée pour l’essentiel par les trois branches du nerf trijumeau (V) qui se regroupent dans le ganglion de Gasser, ce dernier renfermant les corps cellulaires des fibres afférentes. Dans le tronc cérébral, les fibres se séparent en un contingent qui emprunte la « racine ascendante » pour se rendre au noyau principal, et un contingent qui emprunte une « racine descendante » pour émettre des collatérales vers le noyau spinal auquel il est accolé. Le noyau principal constitue le maillon essentiel de la transmission des messages tactiles orofaciaux et le noyau spinal celui des informations thermiques et algiques. On les assimile du reste respectivement aux noyaux des cordons postérieurs et à la corne postérieure qui jouent un rôle équivalent pour le tronc et les membres.
LIBÉRATION DES NEUROMÉDIATEURS
DANS LA MOELLE (Fig. 10)
Deux groupes principaux de substances sont responsables de la transmission des messages nociceptifs périphériques vers les neurones spinaux. Les acides aminés excitateurs comme le glutamate qui sont les neurotransmetteurs à proprement parler et des neuropeptides qui modulent les effets des premiers. Leur libération, par exocytose des vésicules synaptiques, est déclenchée par le calcium cytosolique des terminaisons des fibres afférentes primaires.
Les neuropeptides sont très nombreux (substance P, somatostatine, CGRP, cholécystokinine, neurokinine A, …) et pourraient jouer le rôle de neuromodulateurs, c’est-à-dire de substances endogènes qui, sans avoir d’effets propres, modulent les effets excitateurs ou inhibiteurs des neurotransmetteurs (acides aminés excitateurs et inhibiteurs).
Canaux calciques 
La libération des neuromédiateurs et neuromodulateurs est avant tout déterminée par la concentration du calcium présynaptique, elle-même sous la dépendance de courants calciques qui parcourent des canaux spécifiques. Les canaux calciques dépendants du voltage à haut seuil L-, N- et P/Q- sont présents dans la corne postérieure de la moelle, les deux derniers étant très abondants sur les fibres afférentes primaires. Les canaux L-, « stationnaires », sont sensibles à certains agonistes et antagonistes dérivés de la dihydropyridine (nifédipine) ; les canaux N-, « intermédiaires », sont bloqués par la x-conotoxine ; les canaux P/Q- sont bloqués par la agatoxine.
Récepteurs présynaptiques
La concentration de calcium cytosolique présynaptique est régulée par un certain nombre de mécanismes qui vont favoriser ou inhiber la libération des neuromédiateurs et neuromodulateurs. Ces mécanismes, pour la plupart connus de longue date, sont déclenchés par des récepteurs spécifiques. Parmi les premiers, « pronociceptifs », nous citerons l’ATP (et les récepteurs P2X), la sérotonine (et les récepteurs 5-HT3) et les prostaglandines (et les récepteurs EP). Parmi les seconds, « antinociceptifs », nous citerons l’acide gamma-amino-butyrique (GABA) (et les récepteurs GABAB), la noradrénaline (et les récepteurs a2), la sérotonine (et les récepteurs 5-HT1A et 5-HT1B) et les opioïdes (et, dans l’ordre de leur importance, les récepteurs μ d j). Ces récepteurs agissent par divers mécanismes.
Effets des acides aminés excitateurs 
Les récepteurs du glutamate et de l’aspartate sont répartis en trois grandes familles (Fig. 11). Les deux premiers comprennent un canal ionique qui règle l’entrée des cations dans la cellule. On distingue, selon leurs ligands, les récepteurs AMPA/kaïnate et les récepteurs NMDA. Les troisièmes sont des récepteurs « métabotropiques ».
Le récepteur NMDA a particulièrement retenu l’attention car il est bloqué au repos par un ion magnésium qui n’est évincé du canal que lorsque :
– la membrane du neurone est suffisamment dépolarisée ;
– deux molécules de glutamate et deux molécules de glycine, son coagoniste, le stimulent. Cela peut arriver par exemple à la suite de l’application d’un stimulus nociceptif particulièrement intense ou prolongé. On attribue au récepteur NMDA un rôle central dans l’hyperalgésie d’origine centrale et dans l’évolution de la douleur vers la chronicité, d’autant que sa stimulation provoque des modifications à long terme de l’excitabilité des neurones de la corne postérieure de la moelle.
Il existe plusieurs sous-familles de récepteurs « métabotropiques » liés à une protéine G. Certains (mGluR1 et mGluR5) sont localisés sur les membranes pré- et postsynaptiques et sont couplés à une chaîne de réactions excitatrices intracellulaires :
– soit activation d’une phospholipase C, activation d’une PKC puis phosphorylation du récepteur NMDA ;
– ou production d’AMP cyclique, activation d’une protéine-kinase A puis phosphorylation du récepteur AMPA/kaïnate. Au total, ces récepteurs métabotropiques sont à l’origine d’une augmentation de calcium cytosolique et d’une amplification des effets des récepteurs ionotropiques du glutamate.
Ces « seconds messagers » intracellulaires, qui ne sont du reste nullement spécifiques de la nociception, entraînent un ensemble d’événements cellulaires, notamment la production d’oxyde nitrique et de COX-2, cette dernière, constitutive dans la moelle, provoquant la synthèse de prostaglandines. Après diffusion vers l’élément présynaptique, oxyde nitrique et prostaglandines y favorisent l’entrée de calcium. Il s’agit là typiquement de rétrocontrôles positifs qui, de concert avec les récepteurs NMDA présynaptiques, forment un nouveau « cercle vicieux » par lequel le glutamate favorise sa propre libération, ce qui pourrait provoquer des phénomènes de sensibilisation à long terme. Le paracétamol est capable de rompre ce cercle vicieux en inhibant au niveau central la synthèse de prostaglandines et de NO.
Le processus d’inactivation du glutamate est simple : libéré dans la fente synaptique, il est capturé par des transporteurs actifs situés sur les membranes de la terminaison de la fibre afférente primaire et des astrocytes qui l’entourent. Ces derniers le transforment en glutamine qui est libérée puis recapturée de façon active par les fibres afférentes primaires, elles-mêmes la retransformant en glutamate (partie droite de la Fig. 10).
Effets des peptides 
Le rôle de neuromédiateur de la substance P au niveau des terminaisons centrales des fibres afférentes primaires fines a fait long feu, comme en témoignent les échecs retentissants des essais cliniques de ses antagonistes en tant qu’analgésiques. [50] Il est vraisemblable cependant qu’elle module la transmission synaptique au travers d’une PKC en phosphorylant les récepteurs NMDA. Mais comme le complexe ligand-récepteur sP/NK1 s’internalise très rapidement, on ne peut être surpris par la fugacité de ses effets. Il est frappant à cet égard de noter que les souris transgéniques n’exprimant pas la substance P ou son récepteur NK1 sont à l’origine de résultats confus et contradictoires pour ce qui est de la nociception mais en revanche convergents et homogènes en ce qui concerne l’abolition de l’inflammation neurogène. Le rôle de la substance P « périphérique » est donc, quant à lui, bien confirmé.

CONCLUSION SUR LE PREMIER NEURONE
Le lecteur a remarqué la multiplicité des mécanismes modulateurs élémentaires qui s’exercent aux deux extrémités de ce neurone. Lors d’un traumatisme tissulaire, les nocicepteurs sont activés et sensibilisés non seulement par les substances libérées au sein du foyer inflammatoire, mais également par le biais d’un recrutement supplémentaire de fibres adjacentes, notamment par le phénomène du réflexe d’axone. Cet ensemble d’interactions neurochimiques subtiles fournit le substratum au phénomène d’hyperalgésie. Les « cercles vicieux » ne sont pas cantonnés à la périphérie. Les rétrocontrôles positifs exercés par les récepteurs NMDA, les prostaglandines et l’oxyde nitrique sur les terminaisons centrales présynaptiques en sont un exemple. Ces considérations invitent ainsi à relativiser l’origine « périphérique » ou « centrale » des phénomènes de sensibilisation.
NEURONES SPINAUX IMPLIQUÉS DANS LA TRANSMISSION DE L’INFORMATION NOCICEPTIVE
Deux catégories principales de neurones répondant à des stimulus nociceptifs se dégagent de l’ensemble des études électrophysiologiques consacrées à la corne postérieure : les premiers sont spécifiquement activés par ces stimulus (« neurones spécifiquement nociceptifs »), les seconds y répondent de façon préférentielle mais non exclusive (« neurones à convergence »). Leurs champs récepteurs excitateurs (zone corporelle déclenchant une activité neuronale) sont relativement restreints et bien localisés.
Les neurones nociceptifs spécifiques sont essentiellement localisés dans la couche I de la moelle. Certains répondent exclusivement à un type de stimulus nociceptif, thermique ou mécanique par exemple. Leur champ récepteur est de petite taille et ils ne sont activés que par les fibres Ad et/ou C.
Les neurones nociceptifs non spécifiques sont encore appelés neurones à convergence ou neurones à large gamme dynamique (wide dynamic range ou WDR). Ils sont principalement localisés dans la couche V de Rexed, mais aussi dans les couches plus superficielles. Leur champ récepteur cutané présente un gradient de sensibilité : dans la partie centrale, tout stimulus, nociceptif ou non, active le neurone ; dans une zone plus périphérique, seules les stimulations nociceptives mettant en jeu des fibres Adou C déclenchent une activité neuronale (Fig. 12).
Comme nous le verrons plus loin, ils présentent également un champ récepteur inhibiteur (zone corporelle déclenchant une inhibition de leur activité neuronale).
Compte tenu du recouvrement des champs excitateurs, l’organisation spatiale de la convergence joue probablement un rôle essentiel dans l’élaboration du message issu de cette classe de neurones. En effet, appliqué sur un territoire donné, un stimulus non nociceptif n’activera qu’un nombre restreint de neurones, ceux dont le centre du champ excitateur est situé sur ce territoire (Fig. 13A). En revanche, un stimulus nociceptif appliqué sur le même territoire activera non seulement ces mêmes neurones, mais également les marges de beaucoup d’autres (Fig. 13B). Ce n’est donc pas seulement en simple terme d’activité neuronale qu’il faut raisonner pour tenter de comprendre le rôle de ces neurones, mais aussi en termes de populations neuronales et d’interactions dynamiques s’exerçant entre elles.
PLASTICITÉ DE L’ACTIVITÉ NEURONALE
Concevoir ce système en termes de réseaux dynamiques devient incontournable lorsque l’on tient compte du fait que la taille des champs excitateurs de ces neurones est susceptible d’être modifiée.
La convergence anatomique des influx d’origine périphérique sur un même neurone est en réalité beaucoup plus étendue que celle que l’on constate au premier abord. En effet, dans les conditions physiologiques normales, un stimulus nociceptif active non seulement de façon patente un groupe de neurones (qui émettent alors des potentiels d’action), mais aussi de façon sous-liminaire une large frange de neurones adjacents (insuffisamment dépolarisés pour émettre des potentiels d’action). [106] Au cours de processus pathologiques, qu’ils soient d’origine périphérique ou centrale, cette frange de neurones quiescents pourrait devenir suffisamment dépolarisée pour émettre des potentiels d’action et ainsi, amplifier le transfert de l’information.
Une sensibilisation des mécanismes excitateurs ou un déficit des mécanismes inhibiteurs (cf. infra) se traduira donc à la fois par une augmentation de l’activité et de la taille de la population de neurones concernés par le foyer douloureux. Cette information élaborée dans la moelle est ensuite transmise au cerveau, où elle est décodée sous la forme d’une hyperalgésie.
L’hyperalgésie secondaire pourrait ainsi s’expliquer aussi par une augmentation de la convergence des influx périphériques vers les neurones de la corne postérieure résultant de l’hyperexcitabilité neuronale. Ce mécanisme (« sensibilisation centrale ») épaulerait alors les mécanismes périphériques de recrutement supplémentaire de fibres adjacentes au foyer primaire, fondés sur le réflexe d’axone, nous l’avons vu. En outre, le déficit des mécanismes inhibiteurs pourra se traduire par le déclenchement d’une importante activité neuronale par des stimulus
anodins. Cette information, élaborée dans la moelle, puis transmise au cerveau, peut alors y être décodée sous la forme d’une allodynie.
Des phénomènes de sommation temporelle complètent ces phénomènes de sommation spatiale. Sur le plan expérimental, lorsqu’un stimulus nociceptif bref (généralement électrique) est répété à fréquence rapide (> 0,3 Hz), la réponse neuronale augmente d’un stimulus au suivant, du moins lorsque l’on considère les premières réponses. L’origine de ce phénomène, appelé wind-up (wind-up : remonter [une montre par exemple]), est à rechercher dans le fait que les potentiels postsynaptiques générés par l’activation des fibres C sont lents et que, par conséquent, l’arrivée d’une nouvelle volée afférente produit son effet avant que la membrane du neurone ne soit entièrement revenue à son potentiel de repos. Ainsi, la succession de volées afférentes se traduit par une dépolarisation de plus en plus importante. Par analogie avec la potentialisation à long terme observée dans l’hippocampe, à laquelle on attribue un rôle important dans la mémoire, et compte tenu du rôle des récepteurs NMDA dans lewind-up, certains ont attribué à ce mécanisme un rôle central dans la douleur chronique.
CONVERGENCE DES INFORMATIONS
Une autre propriété importante des neurones à convergence (qu’ils partagent avec certains neurones nociceptifs spécifiques) réside dans leur capacité d’être activés par des stimulus nociceptifs d’origine cutanée et viscérale.On parlera de convergence viscérosomatique. Certains sont également activés par des stimulus nociceptifs d’origine musculaire. Ces convergences permettent d’expliquer le phénomène de douleur projetée (irradiation douloureuse vers le membre supérieur gauche dans l’angine de poitrine, douleur testiculaire de la colique néphrétique, douleur scapulaire droite de la lithiase vésiculaire, etc.), souvent essentiel au diagnostic de certaines affections. On peut souligner à cet égard la faculté des neurones à convergence de saisir la globalité des informations issues de l’interface avec les milieux extérieur (la peau) et intérieur (les viscères, les muscles). Dans le premier cas, ces informations englobent l’ensemble du spectre somesthésique ; dans le second, elles semblent concerner avant tout la nociception.
L’ensemble de ces informations constitue une « activité somesthésique de base », dont le rôle fonctionnel pourrait être d’informer le cerveau qu’aucune perturbation particulière de l’organisme n’est générée par le milieu extérieur ou intérieur. Il est ainsi possible que ces neurones jouent un rôle essentiel dans l’élaboration du schéma corporel, peut-être en « habillant » le schéma postural. 
De concert avec le système vestibulaire qui utilise la gravité comme référence pour assurer notre équilibre et détecter nos mouvements absolus dans l’espace, l’ensemble des informations corporelles est intégré pour synthétiser en permanence des représentations mentales inconscientes de la réalité physiologique du soi. C’est le grand neurologue Henry Head [48] qui a introduit au début du XXe siècle les notions de « schéma postural » et de « schéma corporel », la dénomination de ce dernier ayant été proposée ultérieurement par le psychanalyste Paul Schilder.
Ces représentations, étapes essentielles de l’édification biologique du soi, ne sont pas figées
puisqu’elles résultent de l’histoire du sujet. En particulier, les événements somesthésiques antérieurs, qu’ils soient du reste douloureux (mémoire de la douleur, anticipation de la douleur probable, etc.) ou non, permettent à chacun de construire et reconstruire inconsciemment, progressivement mais sans relâche, son schéma corporel. Ce processus de maturation, très lent au cours des premiers mois de la vie pendant lesquels la confusion entre les mondes intérieur et extérieur est totale, mais qui s’accélère dans la petite enfance pour se stabiliser ultérieurement, concourt à la construction d’une « mémoire » du moi physique. Les expériences antérieures neutres, agréables (les caresses,…) et désagréables (les bobos,…) concourent ensemble à bâtir cette mémoire. Sa consolidation progressive et son incessante restructuration peuvent cependant être remises en cause par de nombreux facteurs biologiques et psychologiques. Tapi dans la monotonie du « normal » il se dilue dans l’inconscient, mais ne demande qu’à se manifester (se « réveiller » ?) à la moindre occasion, soit vers le plaisir soit vers la douleur. Les douleurs intenses, les douleurs qui durent, les douleurs qui évoluent vers la chronicité figurent sans doute parmi les causes physiques les plus banales de perturbation du schéma corporel (cf. infra).
Après intégration par les neurones de la corne postérieure, les messages nociceptifs vont être orientés simultanément dans deux directions différentes : la première, vers les motoneurones des muscles fléchisseurs, est à l’origine des activités réflexes que nous appellerons le transfert spinal ; la seconde, vers les structures supraspinales, s’inscrit dans un processus que nous appellerons le transfert vers le cerveau.
ACTIVITÉS RÉFLEXES OU TRANSFERT SPINAL
Ces réflexes, encore appelés réflexes extéroceptifs, comprennent toutes les activités motrices déclenchées par des messages afférents provenant de la peau ou des tissus sous-cutanés et relayés dans la moelle (Fig. 14A). [69] C’est ainsi que, chez le chien, un réflexe de retrait d’une patte postérieure ne peut être obtenu que par des stimulations nociceptives des coussinets plantaires de cette même patte. Ce réflexe de flexion correspond à une réaction de protection de l’organisme vis-à-vis d’un stimulus potentiellement dangereux pour son intégrité. Le mouvement réflexe résulte de la contraction d’un ensemble de muscles fléchisseurs et du relâchement d’un ensemble correspondant de muscles extenseurs. En outre, l’activation des muscles extenseurs (« antigravitaires ») et l’inhibition des muscles fléchisseurs, observées en station verticale, sont renforcées par le transfert du poids d’une jambe sur celle qui devient porteuse. D’une façon générale, les « réflexes nociceptifs de retrait » sont organisés de façon « modulaire » : qu’ils soient fléchisseurs, extenseurs ou autres (supinateurs, pronateurs…), les muscles d’un membre se contractent lors de la stimulation nociceptive d’une région bien déterminée de la peau. [92] Chaque muscle possède ainsi un « champ récepteur cutané nociceptif » organisé de telle façon qu’il se soustrait au stimulus nociceptif par le mouvement qu’il déclenche.
Les stimulus nociceptifs sont également capables de déclencher des réflexes végétatifs organisés au niveau spinal (Fig. 14B). Les neurones nociceptifs spécifiques de la couche I activent les neurones préganglionnaires situés dans la colonne intermédiolatérale de la substance grise, ces derniers commandant les neurones postganglionnaires des ganglions sympathiques (chaîne paravertébrale et ganglions cervical supérieur, stellaire, coeliaque, et mésentériques).
TRANSFERT VERS L’ENCÉPHALE
Des observations anatomocliniques (syndrome de Brown-Séquard, syringomyélie, syndrome cordonal postérieur) effectuées depuis longtemps chez l’homme (Fig. 15) ont permis d’affirmer que la majeure partie des messages nociceptifs croise la ligne médiane au niveau de la commissure grise antérieure, après avoir été relayée par les neurones de la corne postérieure, puis emprunte les voies ascendantes antérolatérales. En particulier, la lésion de la partie superficielle du quadrant antérolatéral provoque une analgésie controlatérale de longue durée. Il est cependant vraisemblable que d’autres faisceaux médullaires ascendants suppléent, du moins dans certains cas, le contingent antérolatéral.
En volume, c’est la formation réticulée bulbaire qui reçoit la majorité des projections issues du quadrant antérolatéral. Schématiquement (Fig. 9B et 9C), les neurones nociceptifs se projettent principalement vers la formation réticulée, le mésencéphale et le thalamus, mais aussi vers le noyau du faisceau solitaire et le bulbe ventrolatéral.
Bien que ne participant pas directement à la perception douloureuse, ces derniers interviennent dans les réactions neurovégétatives qui l’accompagnent, notamment l’augmentation de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle (Fig. 16). [69] On constate ainsi que l’organisation de ces projections est bien différente de celle qui transmet les informations tactiles et proprioceptives au travers du système lemniscal : elle concerne de nombreuses structures étagées à tous les niveaux hiérarchiques du système nerveux central, de telle sorte que c’est le cerveau dans son ensemble, depuis le bulbe jusqu’au cortex cérébral, qui est informé de la survenue d’un événement nociceptif.
 Faisceau spinothalamique
Le faisceau spinothalamique rassemble des neurones qui cheminent dans le quadrant antérolatéral de la moelle, du côté controlatéral à leur site d’origine. Les neurones issus de la corne postérieure (faisceau néo-spino-thalamique, selon la dénomination ancienne) se projettent sur le thalamus latéral (noyau ventro-postéro-latéral et groupe postérieur). Les neurones issus des couches VII et VIII de la corne antérieure (faisceau paléo-spino-thalamique, selon la dénomination ancienne) se terminent dans les régions médianes du thalamus (noyau central latéral). Il existe cependant un certain recouvrement entre ces deux populations puisque certains neurones projettent à la fois sur les parties latérale et médiane du thalamus. Un contingent particulier issu de la couche I se projette vers le nucleus submedius et la partie postérieure du noyau ventromédian.

Faisceau spinoréticulaire
Les mêmes régions de la substance grise médullaire donnent naissance à des neurones spinoréticulaires dont les axones cheminent également dans le quadrant antérolatéral. C’est donc par un abus de langage que les termes faisceau spinothalamique et quadrant antérolatéral sont parfois considérés comme équivalents.
Les régions cibles du faisceau spinoréticulaire sont les noyaux gigantocellulaire et réticulaire latéral, qui reçoivent des fibres issues de la corne antérieure, et une région très caudale, dénommée subnucleus reticularis dorsalis, qui reçoit des fibres issues des couches I et V-VII.  La mise en évidence de fibres ascendantes se projetant à la fois aux niveaux réticulaire et thalamique est une preuve anatomique supplémentaire de la complémentarité de ces deux systèmes.
Faisceaux spino- (ponto) mésencéphaliques
Les faisceaux spino- (ponto) mésencéphaliques projettent essentiellement sur deux structures du tronc cérébral : la substance grise périaqueducale et l’aire parabrachiale, située dans la région dorsolatérale du pont. L’aire parabrachiale reçoit des informations en provenance de la couche I de la moelle par des fibres qui cheminent dans le funicule postérolatéral.

Autres faisceaux
Pour être complets, mentionnons quelques faisceaux dont l’existence n’est étayée que par l’expérimentation animale. Ainsi, les neurones à convergence pourraient également envoyer des messages nociceptifs vers les centres supérieurs, notamment thalamiques, via le faisceau spinocervical (de Morin) et les cordons postérieurs. Quant aux neurones de la corne ventrale, ils projettent essentiellement sur la formation réticulée bulbaire et le thalamus médian.
Enfin, l’ensemble des neurones nociceptifs spinaux se projette vers le noyau du tractus solitaire. Bien que ne participant probablement pas directement à la perception douloureuse, ce dernier faisceau pourrait intervenir dans les réactions neurovégétatives qui l’accompagnent, notamment l’augmentation de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle.

Mécanismes cérébraux impliqués dans la nociception




Nous venons de souligner la multiplicité des voies ascendantes susceptibles d’acheminer les messages nociceptifs vers le cerveau.
L’étage le plus étudié y est sans conteste le thalamus, où se trouvent les relais majeurs de toutes les informations sensorielles vers le cortex cérébral. C’est ainsi que les messages qui génèrent les sensations tactiles et proprioceptives relaient dans les noyaux des cordons postérieurs puis dans le thalamus latéral (noyaux ventropostéro- latéral et ventro-postéro-médian pour le corps et la sphère trigéminale, respectivement) pour se projeter de façon somatotopique vers le cortex somesthésique, nous l’avons vu. Quant aux messages nociceptifs, ils atteignent le thalamus directement - voies spinothalamiques - ou indirectement, après relais dans la formation réticulée - voies spino-réticulo-thalamiques -. Les relais bulbaires et pontomésencéphaliques sont cependant des structures largement impliquées, elles aussi, dans les processus de traitement de l’information nociceptive.
RELAIS RÉTICULAIRES SPÉCIFIQUES

La formation réticulée contient de nombreux neurones activés par stimulation nociceptive, mais qui le sont également par d’autres modalités sensorielles, visuelle et auditive par exemple.
Cependant, le subnucleus reticularis dorsalis, situé dans la partie caudale du bulbe, pourrait jouer un rôle spécifique dans la douleur. Ses neurones sont activés de façon quasi exclusive par les stimulus nociceptifs quelles que soient leur nature et la partie du corps concernée.
L’information somatotopique y est donc perdue, mais l’intensité des stimulus y est fidèlement encodée. Les neurones de ce noyau se projettent massivement vers le thalamus médian et constituent par conséquent le maillon intermédiaire des voies spinoréticulo- thalamiques. Ils émettent également des axones vers tous les segments de la moelle ; ils jouent par conséquent un rôle important dans des mécanismes spino-bulbo-spinaux de régulation (cf. infra). On peut souligner leur position stratégique à cet égard, quasiment à la jonction entre la moelle et le cerveau, leur conférant le rôle d’un centre de distribution de l’information nociceptive vers les régions rostrales et caudales du système nerveux central. Cette fonction est contrôlée par des régions bien délimitées des cortex frontal, pariétal et insulaire.
RELAIS BULBAIRES, PONTIQUES ET MÉSENCÉPHALIQUES

Si l’on peut rencontrer des neurones répondant aux stimulus nociceptifs dans la formation réticulée et la substance grise périaqueducale, la région pontomésencéphalique la plus intéressante à cet égard est sans conteste l’aire parabrachiale latérale qui reçoit directement les informations issues des couches I de la corne postérieure de la moelle. On y enregistre de nombreux neurones nociceptifs dont les champs sont de taille variable mais sans organisation somatotopique, sinon de façon très grossière. Les cibles majeures de projection de ces neurones sont le noyau central de l’amygdale et l’hypothalamus ; il semble donc raisonnable de leur attribuer un rôle important dans les processus végétatifs, émotionnels et endocriniens liés à la douleur.
Mais ce ne sont pas les seuls, comme en témoigne la Figure 16. En effet, les informations nociceptives parviennent également au bulbe ventrolatéral qui commande les neurones préganglionnaires sympathiques et au noyau du faisceau solitaire, principale source de régulation du système parasympathique via les noyaux ambigu et moteur dorsal du vague. Au total, le tronc cérébral est le siège d’un intime enchevêtrement des systèmes nociceptifs et végétatifs, ce qui suggère l’apparentement de la nociception à un système homéostatique plus vaste. Ainsi la pression artérielle est-elle non seulement sous l’influence des barorécepteurs et des chémorécepteurs mais aussi du système sensoriel. En outre, elle se trouve également sous la dépendance des états mentaux et émotionnels par l’intermédiaire de l’amygdale.
Les deux régions médianes que sont la substance grise périaqueducale et la région bulbaire rostroventrale redistribuent l’information nociceptive vers quelques cibles privilégiées, notamment la moelle (cf. infra). L’aire parabrachiale et l’amygdale peuvent en outre influencer l’axe hypothalamo-hypophysaire corticotrope soulignant, s’il en était besoin, l’intimité des rapports entre stress et douleur.
RELAIS THALAMIQUES

Nous avons déjà abordé la complexité de l’organisation thalamique en soulignant la multiplicité des voies susceptibles d’y acheminer le message nociceptif. Elles sont schématiquement de deux types dont les propriétés fonctionnelles sont différentes : – les voies qui se terminent dans le thalamus latéral où une certaine somatotopie est conservée. On admet classiquement que la composante sensorielle discriminative de la douleur s’exprime grâce aux neurones des noyaux ventro-postéro-latéral pour le corps et ventro-postéro-médian pour la sphère trigéminale. – les voies qui se terminent dans le thalamus médian, essentiellement dans les noyaux intralaminaires et submedius. Les propriétés des neurones enregistrés dans ces noyaux sont comparables à celles des neurones enregistrés dans les noyaux ventromédian et parafasciculaire qui, eux, ne reçoivent pas de fibres afférentes directes depuis la moelle mais indirectes via la formation réticulée (voies spino-réticulo-thalamiques). Comme leurs champs récepteurs périphériques sont diffus, il semble bien difficile de leur attribuer un rôle dans l’élaboration de la composante sensorielle discriminative de la douleur. En revanche, en raison de leurs projections vers des aires corticales motrices, prémotrices et frontoorbitaires, ils pourraient intervenir dans l’élaboration des réactions motrices et émotionnelles liées à la douleur.

RELAIS CORTICAUX 

En couplant les techniques d’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique nucléaire (fRMN) et de tomographie par émission de positons (TEP), on a pu montrer que les cortex somesthésiques primaire et secondaire sont bien activés par des stimulations nociceptives mais dans une moindre mesure que les cortex cingulaire et insulaire (Fig. 17). Rappelons que ces derniers appartiennent avec le cortex fronto-orbitaire et l’aire temporohippocampique (Ve circonvolution temporale) au système limbique dont le rôle est primordial dans la genèse des émotions.
C’est en fin de compte un ensemble d’aires cérébrales qui concourent probablement à l’élaboration de la perception de la douleur. L’idée d’un « centre » de la douleur est d’ailleurs abandonnée depuis longtemps, le « cerveau douloureux », reflet du « corps douloureux », tendant de plus en plus à envahir des zones qui, bien que circonscrites, sont disséminées dans le cerveau tout entier. À proprement parler et par définition, il n’y a douleur que lorsque certaines informations (exogène et/ou endogène au cerveau) deviennent conscientes. A contrario, on peut s’interroger sur la pertinence de considérer qu’un patient ayant subi une lobotomie frontale ressent la douleur au sens où nous l’entendons habituellement. En effet, sa perception sensorielle de la douleur est présente sans être accompagnée de ses dimensions affectives et motivationnelles.


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