Hémorragies digestives hautes de stress en réanimation




B. Raynard, J.-Y. Fagon
Le « stress » en réanimation entraîne un déséquilibre entre les facteurs d’agression de la muqueuse digestive (sécrétion acide, reflux biliaire) et les facteurs de protection (mucus, ions bicarbonates).
 L’endoscopie retrouve des ulcérations oesophagiennes ou gastroduodénales chez 40 à 100 % des patients de réanimation. Mais moins de 2 % de ces lésions se compliquent d’hémorragies cliniquement évidentes. Ces hémorragies surviennent chez les patients les plus graves de réanimation (ventilation prolongée, troubles de l’hémostase, insuffisance rénale) et sont associées à une mortalité accrue. La prévention, par les anti-H2 ou le sucralfate, des patients à risque est efficace. La place des inhibiteurs de la pompe à protons n’est pas clairement définie dans cette indication. La nutrition entérale pourrait, elle aussi, avoir un rôle protecteur. La mise en place de recommandations de bonne pratique permet de réduire le coût de la prophylaxie et le risque iatrogène (pneumopathies nosocomiales).


Mots clés : Anti-H2 ; Hémorragie digestive haute ; Nutrition entérale ; Physiopathologie ; Pneumopathie nosocomiale ; Réanimation ; Sucralfate

Introduction
Une diminution rapide de l’incidence des hémorragies digestives hautes en réanimation est constatée depuis environ 10 ans. Une meilleure connaissance de la physiopathologie des hémorragies de stress et des facteurs de risque a permis de mieux cibler la prophylaxie. Plusieurs zones d’ombres persistaient et commencent à s’éclaircir à la lumière des publications récentes : quelle est la meilleure molécule pour la prévention ? Quelle est la place des inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) ? La nutrition entérale a-t-elle un rôle protecteur ? Existe-t-il un lien entre infection à Helicobacter pylori et hémorragie de stress en réanimation ? Sans apporter de réponse toujours définitive, cette revue permet d’établir des recommandations simples pour la prescription de la prévention des hémorragies de stress. L’amélioration du rapport coût-efficacité de cette prévention reste un dernier enjeu.

Épidémiologie
Des hémorragies digestives au cours de la réanimation des grands brûlés survenaient dans 50 à 100 % des cas dans les années 1950. Leur incidence diminue depuis et se situe actuellement entre 0,2 et 2 %. [7, 14, 19, 26, 34] Une étude récente montrait que cette incidence était stable dans une unité donnée depuis quelques années, puisqu’elle fluctuait de façon non significative entre 0,63 % et 0,90 % entre 1993 et 1996 dans le même service de réanimation médicale. [9] Ces hémorragies s’accompagnent d’une surmortalité importante, puisque dans l’étude de Cook et al., la mortalité était de 48,5 % chez les patients ayant saigné contre 9,1 % dans une population de malades de gravité équivalente et n’ayant pas saigné. [7] 

En revanche, l’incidence des lésions de stress reste élevée puisque dans une étude récente, chez des malades ventilés, l’incidence des lésions endoscopiquement visibles était de 21,7 % à l’admission en réanimation et de 88,9 % 3 jours après l’admission, en l’absence de prévention. [11] Ces lésions ne vont pas toutes saigner et il est donc plus important de reconnaître les facteurs de risque de saignement plutôt que de lésions de stress.

Définitions
Les lésions de stress survenant en réanimation sont gastriques dans 50 à 75 %, duodénales dans 10 à 30 % et oesophagiennes dans 0 à 35 % selon les études. [7, 11]

Il s’agit d’érosions ou d’ulcères, mais l’ulcère de stress ne peut être distingué de l’ulcère peptique. Les hémorragies cliniquement évidentes sont définies par l’existence d’un saignement digestif haut macroscopiquement visible (hématémèse, méléna, aspiration de sang rouge ou digéré dans la sonde nasogastrique).Les hémorragies graves ou cliniquement importantes sont définies par une hémorragie cliniquement évidente avec un retentissement hémodynamique (diminution de plus de 20 mmHg de la pression artérielle systolique, augmentation de plus de 20 battements par minute de la fréquence cardiaque) ou hématologique (diminution de plus de 2 g/dl d’hémoglobine, et transfusion sanguine inefficace pour remonter l’hémoglobine). L’hémorragie occulte, découverte par exemple par une bandelette sur le liquide gastrique, n’a aucune signification diagnostique et pronostique en réanimation.

Physiopathologie
La muqueuse gastrique normale est composée d’un épithélium à renouvellement rapide (Fig. 1).
Ce renouvellement cellulaire est dépendant du flux sanguin muqueux.
Au-dessus de l’épithélium se trouve une couche de cellules « picnotiques » éliminées progressivement avec le flux digestif. Les cellules gastriques produisent des ions bicarbonates (HCO3 -) et les composants du mucus. Le mucus est formé essentiellement de glycoprotéines. Il renferme des ions bicarbonates. La sécrétion de mucus et de bicarbonate dépend du flux sanguin gastrique et de la stimulation par certaines prostaglandines.
Le gel muqueux représente la première barrière contre les agressions.
 Les facteurs d’agression sont représentés essentiellement par l’acide chlorhydrique sécrété par les cellules fundiques et par la pepsine sécrétée sous forme de pepsinogène par les cellules principales fundiques. Il existe, en situation normale, un équilibre entre les facteurs de défense et les facteurs d’agression.
Il existe de plus une neutralité constante au sein de l’ensemble de la couche muqueuse dans son ensemble. En cas d’agression, cet équilibre est rompu. Les facteurs de protection sont altérés et les facteurs d’agression sont majorés.

Facteurs d’agression
L’hypersécrétion acide gastrique est fréquente chez les malades de réanimation. [13] Elle est secondaire à la sécrétion accrue de gastrine par les cellules G antrales. La pepsine dont la sécrétion est augmentée au cours des agressions sévères peut aussi être un facteur d’agression en présence d’un pH optimal de 1,8 dans la lumière gastrique. L’altération des défenses de la muqueuse gastrique va favoriser la rétrodiffusion des ions H+ dans la muqueuse entraînant ainsi une perte de substance épithéliale dès que le pH au niveau de la lamina propria passe de 6,7 à 6,5.
Il existe de plus fréquemment un reflux biliaire, lui aussi toxique pour la muqueuse gastrique et oesophagienne. Ce reflux biliaire stimule la sécrétion de gastrine et favorise la rétrodiffusion des ions H+.

Défenses de la muqueuse gastrique
Chez les malades sévèrement agressés, il existe fréquemment une réduction du flux sanguin. De ce fait un ralentissement du renouvellement cellulaire, une diminution de la production de bicarbonates et de mucus, apparaissent rapidement après le début de l’agression. Cette situation potentialise les effets néfastes de l’hyperacidité gastrique.
Cette réduction du flux sanguin muqueux est absolue ou relative car il existe une augmentation de la consommation d’oxygène au niveau splanchnique et hépatique au cours du sepsis. De plus, des anomalies de régulation de la microcirculation muqueuse sous la dépendance du NO produit par la NO synthase inductible aggravent l’hypoxie tissulaire. Il en résulte des phénomènes ischémiques muqueux avec diminution du renouvellement cellulaire et diminution de la synthèse de bicarbonates et de mucus. L’hypoxie muqueuse favorise l’acidose muqueuse, la production de radicaux libres et l’activation de phospholipases et de protéases. Ce phénomène contribue à la lésion épithéliale. Il existe le plus souvent une vasodilatation réactionnelle à la rétrodiffusion des ions H+ qui tente de réduire l’effet des phénomènes ischémiques.
Après rétablissement d’un flux splanchnique normal (phase de récupération du choc), des phénomènes inflammatoires de reperfusion (afflux de cellules de l’inflammation) peuvent encore aggraver les lésions gastriques.

Facteurs de risque
Les lésions de stress ont été initialement décrites chez les grands brûlés et chez les traumatisés crâniens.D’autres situations cliniques prédisposent, elles aussi, aux hémorragies gastroduodénales
de stress, en particulier les états de choc, les insuffisances respiratoires aiguës, les infections graves et les défaillances multiviscérales. [28] Seules quelques études ont permis de distinguer des facteurs de risque indépendants permettant de définir des populations à haut risque hémorragique.

Facteurs de risque démontrés
Une équipe canadienne a publié une étude concernant 2 252 malades de réanimation dont 50 % environ en période postopératoire de chirurgie cardiovasculaire. [7] Le score APACHE II moyen de cette population était de 21 et la mortalité en réanimation de 9,7 %. Une insuffisance respiratoire définie par une ventilation mécanique d’au moins 48 heures et une coagulopathie définie par un taux de plaquettes inférieur à 50 000 mm3 ou un international normalized ratio (INR) supérieur à 1,5 ou un temps de céphaline activé (TCA) supérieur à 2,5 fois le témoin étaient les deux facteurs de risque indépendants en analyse multivariée avec un risque relatif (RR) respectif de 15,6 et 4,3. L’incidence globale d’hémorragie cliniquement évidente était de 8,4 % lorsque les deux facteurs de risque étaient réunis (0,5 % en cas de coagulopathie seule et 2 % en cas d’insuffisance respiratoire seule). La même équipe montrait récemment chez 1 080 patients ventilés en réanimation, dont 30 avaient saigné, qu’une créatininémie supérieure à 500 μmol/l (RR = 0,39 ; intervalle de confiance [IC] : 1,02 à 1,32) était un facteur de risque hémorragique indépendant. [6]
En revanche, la nutrition entérale (RR = 0,39 ; IC : 0,13 à 0,67) et la prévention par la ranitidine (RR = 0,39 ; IC : 0,17 à 0,83) étaient des facteurs protecteurs. La durée de ventilation représente un indice de gravité du patient et participe probablement à la genèse des lésions car la ventilation mécanique est fréquemment associée à un reflux biliaire. [33] L’insuffisance rénale est elle aussi représentative de la gravité du patient mais participe aussi au risque hémorragique par les troubles de l’agrégation plaquettaire qu’entraîne l’urémie.L’absence d’utilisation du tube digestif modifie la sécrétion gastrique, altère la motricité gastrique qui devient anarchique avec des spasmes intenses inefficaces pouvant aggraver le bas débit gastrique et augmenter le risque hémorragique.

L’absence d’apport nutritionnel gastrique peut réduire localement la production de prostaglandines. L’atteinte épithéliale intestinale secondaire au jeûne prolongé peut se compliquer de translocation bactérienne et donc aggraver l’état inflammatoire du patient.
L’hémorragie digestive de stress en réanimation survient donc habituellement chez les malades les plus graves. Certaines équipes ont montré que le risque hémorragique augmentait avec le nombre des facteurs de risque : insuffisance respiratoire, état de choc, insuffisance rénale, insuffisance hépatique,polytraumatisme avec injury severity scale (ISS) > 16, traumatisme cérébral, brûlures étendues, séjour en réanimation de plus de 7 jours. [28]
Aucune étude n’a démontré que des antécédents ulcéreux ou hémorragiques étaient des facteurs de risque d’hémorragie de stress en réanimation. L’utilisation d’anti-inflammatoires non stéroïdiens ou de corticoïdes n’était pas associée à un risque accru d’hémorragie de stress.
Rôle d’« Helicobacter pylori »
Helicobacter pylori infecte l’antre gastrique et favorise la formation des ulcères peptiques duodénaux et gastriques.
Certains auteurs ont donc suggéré que cette infection pouvait participer à la formation des lésions de stress. L’association Helicobacter pylori et hémorragie digestive en réanimation est suggérée de façon indirecte par une équipe hollandaise qui constatait que l’incidence des hémorragies de stress dans l’unité avait diminué après la décision d’utiliser de façon systématique une décontamination digestive chez les patients ventilés. [30] Les auteurs ont également démontré que cette décontamination pouvait être efficace sur Helicobacter pylori en mettant au point un test respiratoire à l’urée utilisable chez les patients sous ventilation mécanique. Les autres études évaluant l’association Helicobacter pylori et hémorragies de stress ont utilisé des tests sérologiques dont on connaît mal le rendement chez les malades de réanimation souvent hémodilués et anémiques.
Cependant, ces études au nombre de quatre donnent des résultats partagés puisque deux sont positives en faveur de l’association Helicobacter pylori et hémorragie de stress [12, 26] et deux sont négatives. [14, 25] Ces essais ont intéressé plus de 8 000 patients au total avec une incidence des hémorragies se situant entre 0,9 et 9 %. Aucune de ces études n’a véritablement comparé les tests sérologiques aux méthodes de référence (histologie, cultures, test à l’uréase). Même si les méthodes biopsiques perdent de leur sensibilité en période hémorragique, elles restent le gold standard pour la détection d’Helicobacter pylori. Ces résultats nécessitent dont d’être confirmés dans un sens ou dans l’autre par des méthodes plus fiables, par exemple de nouvelles techniques sérologiques ou les tests respiratoires à l’urée marquée.


Modalités de prévention
Indications de la prévention
La prévention a pour but de réduire l’incidence des hémorragies graves, et donc de réduire le surcoût et la mortalité accrue liés à cette pathologie nosocomiale, avec une incidence d’accidents iatrogènes acceptable.
La prophylaxie est donc indiquée dans les populations à haut risque hémorragique. Le seuil défini par Ben-Menachem dans son étude de modélisation était de 6 %. [3] On peut d’ailleurs constater que cela correspond pratiquement au risque retrouvé par l’équipe de Cook en associant la ventilation mécanique prolongée et une coagulopathie (8 %).On peut donc considérer que les patients qui justifient d’une prévention sont des patients ventilés, avec soit une insuffisance rénale majeure, soit des troubles de l’hémostase, et qui part ailleurs n’ont pas de nutrition entérale. D’autres populations de malades (grands brûlés, polytraumatisés, traumatisés du crâne) pourraient aussi bénéficier d’une prévention systématique.

Prévention médicamenteuse
L’hyperacidité gastrique est la cible principale de la prévention des hémorragies de stress en réanimation. Certains médicaments agissent directement en réduisant la sécrétion acide gastrique (anti-H2, IPP), d’autres agissent en protégeant la muqueuse gastrique contre l’agression acide (antiacides, sucralfate, prostaglandines).
Seuls les anti-H2 et le sucralfate ont réellement démontré leur efficacité et ont fait l’objet d’études comparatives méthodologiquement satisfaisantes.

Antiacides
Les antiacides neutralisent l’acidité gastrique intraluminale de façon dose-dépendante et réduisent les lésions muqueuses secondaires au reflux biliaire. En théorie, les antiacides stimuleraient la synthèse des prostaglandines dans la muqueuse gastrique et donc augmenteraient la sécrétion d’ions bicarbonates et amélioreraient le flux sanguin muqueux. [24]
En pratique, les antiacides ne sont pas plus efficaces qu’un placebo pour prévenir les hémorragies digestives cliniquement importantes en réanimation (RR = 0,35 ; IC : 0,09-1,41). [8] Ils ne sont pas conseillés pour la prévention des hémorragies de stress en réanimation.

Prostaglandines
La synthèse locale de prostaglandines est diminuée au cours du stress. [15] Des apports de prostaglandines à faibles doses pourraient réduire les effets de l’hyperacidité gastrique en stimulant la sécrétion de mucus et d’ions bicarbonates.
À doses élevées, elles inhiberaient directement la sécrétion acide gastrique des cellules pariétales.
Les premières études s’intéressant aux prostaglandines n’ont pas montré d’effet favorable sur l’incidence des hémorragies digestives en réanimation comparées à un placebo [31] ou comparées aux antiacides, [1, 27, 35] ou aux anti-H2. [17] De plus dans ces études, les indications de prévention étaient relativement larges et imprécises. Ils ne sont pas conseillés pour la prévention des hémorragies de stress en réanimation.

Sucralfate
Le sucralfate est un sel d’aluminium qui tapisse pendant plusieurs heures la muqueuse digestive après ingestion orale. Il a donc une action antiacide, mais il agit surtout en fixant la pepsine et les sels biliaires. De plus, il stimule localement la synthèse de bicarbonates et de prostaglandines. Enfin, des études récentes ont montré que le sucralfate augmentait la sécrétion de l’epidermal growth factor (EGF) et ainsi favoriserait le renouvellement cellulaire épithélial.
Le sucralfate est actuellement largement utilisé dans la prévention des hémorragies de stress en réanimation, mais une méta-analyse a montré que le sucralfate n’était pas supérieur au placebo pour prévenir les hémorragies cliniquement importantes (RR = 1,26 ; IC : 0,12-12,87). [8] Cette méta-analyse n’avait sélectionné qu’une seule étude traitant seulement 49 patients au total. De plus, le sucralfate était plus efficace que le placebo pour prévenir les hémorragies cliniquement évidentes (RR = 0,58 ; IC : 0,34-0,99). Il peut être une alternative aux anti-H2, surtout en raison de son moindre coût d’utilisation.

Anti-H2
Les antagonistes des récepteurs H2 de l’histamine ou anti-H2 inhibent directement la sécrétion des ions H+. Ils entraînent donc une augmentation du pH intraluminal gastrique au-delà de 4, réduisant ainsi l’activité de la pepsine.
Les anti-H2 sont fréquemment utilisés en première intention dans la prévention des hémorragies hautes en réanimation. Ils sont plus efficaces que le placebo pour la prévention des hémorragies hautes (RR = 0,44 ; IC : 0,22-0,88) et que les antiacides et aussi efficaces que le sucralfate pour réduire le risque d’hémorragie grave. [8] Cependant, ces données ont été remises en cause par deux articles. Une méta-analyse publiée en 2000 montrait l’absence de différence significative sur les hémorragies cliniquement évidentes entre les anti-H2 et un placebo. [18] Cette méta-analyse n’avait sélectionné que cinq essais contre dix dans la méta-analyse de 1996 et ne distinguait pas les hémorragies cliniquement évidentes et cliniquement importantes. Un essai contrôlé randomisé, ayant inclus 1 200 patients, a comparé ranitidine et sucralfate chez les malades ventilés. [5] Cet essai est en faveur des anti-H2 avec une incidence d’hémorragies cliniquement importantes de 1,7 % dans le groupe anti-H2 et de 3,8 % dans le groupe sucralfate (p < 0,005). Il existe donc actuellement un avantage en termes d’efficacité à utiliser les anti-H2 plutôt que les antiacides, les prostaglandines ou le sucralfate.

Inhibiteurs de la pompe à protons
Les IPP sont les plus puissants inhibiteurs de la sécrétion acide gastrique. Des données expérimentales à partir de modèles animaux d’hémorragie de stress montrent l’efficacité préventive des IPP en particulier par rapport aux anti-H2.
Six essais cliniques ont utilisé l’oméprazole pour la prévention des hémorragies de stress. Seules trois études sont des essais contrôlés randomisés, et une seule concernait une population à haut risque hémorragique et montrait une différence significative en faveur de l’oméprazole pour l’incidence des hémorragies par rapport à la ranitidine (6 % versus 31 %, p < 0,05). [16]
Cependant, les deux groupes n’étaient pas complètement comparables puisque le nombre de facteurs de risque était en moyenne de 2,7 dans le groupe ranitidine et 1,9 dans le groupe oméprazole (p < 0,05). Les IPP ne peuvent donc pas être recommandés actuellement pour la prévention des hémorragies de stress. Malgré la supériorité des IPP dans la réduction de la sécrétion acide gastrique, l’absence de preuve clinique et leur coût ne permettent pas de les recommander en première intention dans la prévention des hémorragies de stress.

Durée du traitement préventif
La durée du traitement préventif n’a jamais été évaluée par les essais randomisés, mais il semble licite de maintenir la prévention tant que persiste le ou les facteurs de risque motivant la prescription du traitement. Il est nécessaire dans une logique économique d’arrêter la prévention dès que cesse l’exposition au risque. Seule la prévention primaire a été étudiée. La prévention secondaire après un premier épisode hémorragique et tant que dure l’exposition au risque n’est pas évaluée dans la littérature. Elle repose, le plus souvent en pratique, sur la prescription prolongée d’anti-H2 ou d’oméprazole, sans que soit validée cette attitude.

Pneumopathies nosocomiales et traitement préventif des ulcères de stress
La prévention des hémorragies de stress est un facteur de risque indépendant d’infection nosocomiale en réanimation avec un risque relatif évalué à 1,38. [32] De plus, il existe de nombreuses données en faveur du rôle joué par l’estomac dans la genèse des pneumopathies nosocomiales : plusieurs études ont montré la concordance bactériologique entre les prélèvements gastriques et trachéobronchiques chez les malades de réanimation ; les pneumopathies tardives à bacille à Gram négatif sous ventilation mécanique surviennent alors qu’il existe déjà une colonisation gastrique avec le même germe : la réduction de la colonisation gastrique entraîne dans certaines études une réduction de l’incidence des pneumopathies.
Cependant, d’autres arguments vont à l’encontre de cette hypothèse : plusieurs études n’ont pas retrouvé de similitude entre la flore gastrique et les germes responsables des pneumopathies ; [4] une décontamination sélective de l’oropharynx et de la trachée est suffisante pour certains, pour réduire l’incidence des pneumopathies sous ventilation mécanique.
Une métaanalyse récente montrait une incidence des pneumopathies significativement plus basse avec le sucralfate comparé aux antiacides ou aux anti-H2. [18] Dans l’étude la plus récente comparant le sucralfate et les anti-H2, la différence est significative pour les pneumopathies prouvées (par la bactériologie) mais n’est pas retrouvée pour les pneumopathies suspectées ou probables. [5] Dans un essai contrôlé randomisé contre la ranitidine, l’oméprazole n’entraîne pas de risque supplémentaire de pneumopathie nosocomiale. [16] L’utilisation des antisécrétoires gastriques est un facteur de risque mineur de pneumopathie acquise sous ventilation mécanique. Il ne s’agit donc pas d’un obstacle à leur utilisation.

Autres effets secondaires des traitements préventifs
Les effets secondaires des traitements utilisés pour la prévention des ulcères de stress sont peu fréquents et rarement graves. La complication la plus fréquemment citée en cas de traitement par les antiacides contenant un sel de magnésium est la diarrhée qui survient dans 7 à 17 % des cas selon les études. Les sels de magnésium peuvent entraîner des hypermagnésémies, en particulier en cas d’insuffisance rénale. Les sels d’aluminium sont plutôt des ralentisseurs du transit mais cet effet secondaire n’est pas relevé dans les études sur la prévention des hémorragies de stress. Les antiacides réduiraient de 90 % l’absorption des cyclines et de 50 à 90 % l’absorption des quinolones, de la digoxine, de l’indométacine et des sels de fer.
Une diarrhée complique le traitement par misoprostol chez un quart des malades pour des doses quotidiennes de plus de 800 μg.
Le sucralfate est fréquemment responsable d’augmentation d l’aluminémie chez les patients en hémodialyse mais rarement en dehors de cette situation particulière. [29] Le sucralfate est aussi incriminé dans l’obstruction des sondes digestives et dans la formation de bézoards gastriques.
Les anti-H2 entraînent dans 5 à 20 % des cas des nausées, des vomissements ou des diarrhées. Des troubles neurologiques (confusion, comitialité) sont décrits en l’absence d’adaptation de la posologie à la fonction rénale. Enfin, les anti-H2 sont de puissants inhibiteurs du cytochrome P450, et peuvent réduire la biodisponibilité de certains médicaments (diazépam, phénytoïne, théophylline, propranolol).
Les IPP ont été peu étudiés et il n’a pas été décrit d’effets secondaires notables avec cette famille au cours de la prévention des ulcères de stress. Cependant dans notre expérience, l’oméprazole peut entraîner, dans de rares cas, une intolérance digestive ou des complications hématologiques, en particulier une thrombopénie.

Rapport coût/bénéfice des traitements préventifs
Le coût de traitement par le sucralfate est inférieur à celui des anti-H2. Dans une étude récente, le coût de traitement pour 100 patients était de 27 000 dollars pour le sucralfate contre 37 000 dollars pour les anti-H2. [2] Ces résultats étaient confirmés par une étude de simulation qui faisait varier le risque hémorragique et l’efficacité de la prévention. [3] Elle concluait qu’à efficacité égale, le coût par épisode hémorragique prévenu était 6,5 fois plus important avec la ranitidine qu’avec le sucralfate. Dans une étude récente évaluant l’impact économique et pratique de recommandations pour la prévention des hémorragies en réanimation, les auteurs ont calculé le coût d’un traitement journalier par sucralfate à 1,9 euro contre 5,42 euros pour la ranitidine. [21] Ils recommandaient donc le sucralfate en première intention chez les malades à risque.
Les autres thérapeutiques n’ont pas été évaluées dans ces études. Le coût du traitement par antiacides semble équivalent à celui des anti-H2 mais 3 à 4 fois plus important que celui du sucralfate, lorsque l’on évalue le coût direct du traitement et ses conséquences cliniques. [5]

Prévention non médicamenteuse pour hémorragies digestives hautes de stress en réanimation



Rôle des médicaments vasoactifs
Étant donné le rôle prépondérant du flux sanguin gastrique dans la genèse des lésions de stress, le traitement des troubles hémodynamiques fait partie de la prévention des ulcères de stress. Aucun essai n’a comparé l’efficacité des différents médicaments vasoactifs pour la prévention des hémorragies hautes de stress en réanimation. Cependant, il est démontré que l’association noradrénaline-dobutamine est la plus efficace pour augmenter le flux sanguin splanchnique et réduire l’acidose intramuqueuse gastrique. [10]

Rôle de la nutrition
Il existe de nombreux arguments indirects ou reposant sur les études animales pour penser qu’une nutrition entérale continue bien conduite pourrait réduire le risque d’hémorragie digestive haute en réanimation. [20, 22] Cependant, aucune étude randomisée contrôlée ne confirme définitivement cette hypothèse.
Seule l’étude de Cook et al., en 1999, montrait que l’absence de nutrition entérale était un facteur de risque indépendant d’hémorragie cliniquement importante chez les malades ventilés. [6] La nutrition parentérale exclusive ne semble donc pas avoir d’effet préventif. En pratique, de nombreuses équipes proposent de ne pas utiliser de prévention médicamenteuse lorsqu’une nutrition entérale gastrique est débutée.

Traitement curatif pour hémorragies digestives hautes de stress en réanimation



Il n’existe pas de traitement curatif spécifique de l’hémorragie de stress en réanimation. Il repose sur la réalisation d’une endoscopie digestive haute quand cela est possible.Elle permet la localisation du saignement, l’identification du type de lésion hémorragique, et en cas de saignement actif, la réalisation d’un geste d’hémostase direct par sclérothérapie, qui semble le plus efficace pour prévenir la récidive précoce des hémorragies ulcéreuses. Le traitement endoscopique pourra être associé à la prescription d’IPP. En cas d’échec des techniques endoscopiques et des traitements médicamenteux, le recours à l’embolisation ou à la chirurgie doit être proposé.

Conclusion
Étant donné la très faible incidence actuelle des hémorragies de stress en réanimation, il ne s’agit plus d’un problème prioritaire. La généralisation de la nutrition entérale, l’amélioration des techniques de réanimation permettent de sélectionnerdes malades qui ne saigneront pas et des malades qui vont saigner mais dont la gravité générale fait que leur pronostic est souvent catastrophique avec ou sans complication hémorragique.
Il s’agit là plus d’une stratégie de prise en charge globale du malade de réanimation qu’un problème de prévention spécifique. Cependant, un petit nombre de patients de gravité intermédiaire et ne pouvant recevoir de nutrition entérale pourraient bénéficier d’une prévention médicamenteuse.
Il existe à l’heure actuelle de nombreux arguments pour choisir dans ce cas les anti-H2 par voie parentérale, les IPP restant trop coûteux. Ce choix doit être guidé pour les prescripteurs de recommandations de bonne pratique rédigées dans chaque unité à partir des données de la littérature et de la révision de la conférence de consensus de 1988. [23]

 Points essentiels
• La prévalence des hémorragies de stress se situe actuellement en dessous de 1 % des patients de réanimation
• Seuls les patients à haut risque (ventilation prolongée, coagulopathie, insuffisance rénale importante) doivent bénéficier d’une prévention médicamenteuse
• La meilleure méthode de prévention est la nutrition entérale par voie gastrique
• En cas d’impossibilité d’utilisation du tube digestif, le traitement intraveineux par anti-H2 adapté à la fonction rénale est le plus efficace, en l’absence d’évaluation suffisante des IPP
• Ces traitements ne semblent pas augmenter le risque de pneumopathie nosocomiale
• Le traitement curatif des hémorragies de stress ne diffère pas des autres causes d’hémorragies ulcéreuses
• La mise en place de recommandations de pratique clinique sur ce sujet permet de réduire le coût des traitements préventifs

 Autoévaluation
Questions
I - Chez les patients de réanimation
A - Il est observé une augmentation régulière de l’incidence des hémorragies digestives hautes
B - Les lésions de stress siègent essentiellement au niveau duodénal
C - L’hypersecrétion acide gastrique est secondaire à la sécrétion accrue de gastrine par les cellules G antrales
D -La réduction du flux sanguin et l’augmentation de la consommation d’oxygène au niveau splanchnique potentialisent les effets néfastes de l’hypersécrétion gastrique
E - La ventilation mécanique est fréquemment associée à un reflux biliaire
II - En réanimation
A - L’existence d’antécédents ulcéreux ou hémorragiques est un facteur de risque démontré d’hémorragie de stress
B - L’utilisation d’anti-inflammatoires non stéroïdiens ou de corticoïdes est associée à un risque accru d’hémorragie de stress
C - Il a été formellement démontré que l’infection par Helicobacter pylorifavorise la survenue d’hémorragie de stress
D - L’apport de prostaglandines à faibles doses permet de réduire les effets de l’hyperacidité gastrique en stimulant la sécrétion de mucus et d’ions bicarbonates
E - En termes d’efficacité, il existe actuellement un avantage à utiliser les anti-H2 plutôt que le sucralfate
III
A - Les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) sont actuellement recommandés dans la prévention des hémorragies de stress
B - La prévention des hémorragies de stress est un facteur de risque indépendant de survenue de pneumopathies nosocomiales
C - L’utilisation d’antisécrétoires gastriques est un facteur de risque majeur de survenue de pneumopathie acquise sous ventilation
mécanique
D - Les antiacides à base de sel de magnésium peuvent se compliquer d’une hypermagnésémie, en cas d’insuffisance rénale
E - Une nutrition entérale continue bien conduite pourrait réduire le risque d’hémorragie digestive haute en réanimation
Réponses
I
A - Faux : il est observé une diminution de l’incidence des hémorragies digestives hautes
B - Faux : les lésions de stress sont de siège gastrique dans 50 à 75 % des cas
C - Vrai
D -Vrai
E - Vrai : le reflux biliaire favorise la survenue d’hémorragies de stress car il stimule la sécrétion de gastrine et favorise la rétrodiffusion des ions H+
II
A - Faux
B - Faux
C - Faux
D -Faux
E - Vrai
III
A - Faux
B - Vrai
C - Faux : l’utilisation d’antisécrétoires gastriques n’est qu’un facteur de risque mineur de survenue de pneumopathie acquise sous ventilation mécanique. Il ne s’agit donc pas d’un obstacle à leur utilisation
D -Vrai
E - Vrai

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