Douleur : Rôle de l’inflammation

La fonction chémoréceptrice des nocicepteurs est déterminante pour engendrer les douleurs inflammatoires et du reste, on sait depuis longtemps que les extraits de tissus traumatisés sont eux-mêmes algogènes. En outre, les terminaisons nerveuses des fibres sensorielles sont protégées par une barrière, le périneurium, qui isole le tissu endoneurial en empêchant le passage des grosses molécules et des molécules hydrophiles comme les peptides. Lors d’une inflammation, la rupture de cette barrière facilite la diffusion de ces molécules et par conséquent leurs effets sur leurs cibles potentielles.
Les substances algogènes peuvent être formées localement ou être circulantes, leur action étant alors facilitée par la fréquente contiguïté des terminaisons libres des fibres Ad et C avec les artérioles et les veinules.
L’inflammation résulte de la libération de diverses substances dont un bon nombre sont neuroactives (Fig. 5). Ces substances peuvent être classées en trois groupes en fonction de leur principale origine : les cellules lésées, les cellules de la lignée inflammatoire et les nocicepteurs eux-mêmes. La lésion tissulaire est à l’origine de la libération d’ATP et d’ion H+ , seules substances excitatrices à proprement parler, les autres étant avant tout « sensibilisatrices ».
Les ions hydrogène activent le récepteur ASIC-1 et sensibilisent le récepteur VR-1. La liaison de ces deux récepteurs ainsi que celui de l’ATP (P2X3) avec leurs ligands respectifs se traduit par l’ouverture de canaux cationiques qui dépolarise la terminaison libre de la fibre.
La bradykinine est un peptide formé sous l’action enzymatique des kallikréines plasmatique ou tissulaire à partir de deux a2 globulines, elles-mêmes synthétisées dans le foie et appelées kininogènes. Les mastocytes libèrent l’histamine - prurigineuse puis douloureuse à concentration plus élevée - ainsi que la sérotonine, issues en outre des agrégats plaquettaires. La synthèse des prostaglandines à partir de l’acide arachidonique est déclenchée dans les cellules exposées à des agents pro-inflammatoires - cytokines, mitogènes, endotoxines - par l’induction de la cyclo-oxygénase 2 (COX-2). Ces substances se lient à des récepteurs spécifiques pour phosphoryler des protéineskinases (PKA, PKC) qui vont : – augmenter l’efficacité de canaux sodiques insensibles à la tétrodotoxine (TTXr) ; – abaisser le seuil des récepteurs-transducteurs comme VR-1.
Les macrophages libèrent des cytokines (tumor necrosis factor [TNF], interleukine [IL]1, IL6, IL8) et des neurotrophines (NGF). Certaines de ces substances se lient à leur récepteur pour constituer un complexe qui est internalisé puis transporté vers le soma du neurone ganglionnaire rachidien. Ainsi, le NGF se lie au récepteur à forte affinité TrkA pour constituer le complexe NGF/TrkA qui est transporté vers la cellule ganglionnaire pour y modifier la synthèse protéique, notamment accroître celle des canaux sodiques insensibles à la tétrodotoxine. Ces derniers empruntent ensuite le flux axonal rétrograde pour enrichir les terminaisons libres.
Le troisième groupe de substances neuroactives sont des peptides - substance P, CGRP, neurokinine A - libérés par les nocicepteurs euxmêmes et capables directement ou indirectement de les sensibiliser.
L’amplification du message est alors assurée non seulement par leur libération au sein du foyer inflammatoire, mais également par le biais d’un recrutement supplémentaire de fibres adjacentes activées ou sensibilisées, notamment par le phénomène du réflexe d’axone.
C’est ce qu’on appelle l’inflammation neurogène (Fig. 6). [69] Ainsi, les fibres afférentes primaires, elles aussi, contribuent à cette « soupe inflammatoire » en libérant des neuropeptides qui participent à la sensibilisation en « tache d’huile » des nocicepteurs.Cet ensemble d’interactions neurochimiques subtiles fournit le substratum au phénomène d’hyperalgésie dont le point de départ concerne à la fois le tissu lésé (hyperalgésie primaire) mais aussi les tissus sains qui l’entourent (hyperalgésie secondaire). Ces données permettent en outre d’entrevoir le « cercle vicieux » que peut constituer la « soupe inflammatoire » dans certains états algiques.
NOCICEPTEURS « SILENCIEUX »
Les nocicepteurs « silencieux » représentent 10 à 20 % des fibres C dans la peau, les viscères et les articulations. Ils ne répondent d’ordinaire à aucun stimulus, mais sont « réveillés » au cours des processus inflammatoires ou, artificiellement, par la capsaïcine. Ils participent ainsi de façon très significative aux phénomènes d’hyperalgésie et d’allodynie.
MÉDIATEURS DE L’INFLAMMATION (Fig. 5, 7)
Kinines 
La bradykinine et la kallidine présentent une grande affinité pour le récepteur B2, le récepteur B1 étant activé de façon préférentielle par leurs métabolites respectifs. Le récepteur B2, constitutif, est responsable des effets à court terme de la bradykinine (Fig. 7) : – stimulation de la production de cytokines pro-inflammatoires (TNFa, IL6, IL1b, IL8) ; – stimulation de la libération d’acide arachidonique, ce qui a pour conséquence de favoriser la formation des prostaglandines ; – déclenchement de la libération de peptides (substance P, neurokinine A, CGRP) par les terminaisons libres des fibres afférentes primaires ; – déclenchement de la libération d’oxyde nitrique (NO) ; – dégranulation des mastocytes, ce qui a pour conséquence delibérer histamine et sérotonine ; – phosphorylation du récepteur VR-1 par l’intermédiaire d’une isoforme de la PKC, ce qui a pour conséquence de le rendre sensible à la température ambiante.
Quant au récepteur B1, il est quasiment absent des tissus normaux, mais son expression est déclenchée par des agents inflammatoires comme les lipopolysaccharides, les cytokines, le NGF et la bradykinine elle-même en se liant au récepteur B1. Le récepteur B1, inductible et peu sujet au phénomène de désensibilisation, est donc responsable des effets à long terme de la bradykinine et pourrait prendre le relais du récepteur B2 désensibilisé. Il faut souligner le « piège » que représente le fait que c’est au travers de son propre récepteur qu’est déclenchée la synthèse du récepteur B1 : il s’agit là d’un authentique rétrocontrôle positif.
 Cytokines 
Les cytokines sont de petites protéines libérées par les lymphocytes, les monocytes et les macrophages. Certaines d’entre elles sont proinflammatoires (TNFa, IL1b, IL8), d’autres en revanche sont antiinflammatoires (IL1ra, IL4, IL10, IL13) et les dernières cumulent les deux propriétés. Devenue circulante, IL6 est susceptible de générer une réponse fébrile parfois déclenchée par une inflammation locale.
Les cytokines pro-inflammatoires sont à l’origine de la libération de prostaglandines et des amines sympathomimétiques ; elles forment par conséquent avec les kinines le lien entre la lésion tissulaire et la réponse inflammatoire. La puissance de leurs effets hyperalgésiques peut être classée de la façon suivante : IL1b TNFa IL8 IL6. Il convient d’y adjoindre dans certains cas l’intervention du système sympathique sollicité par l’IL8.
 Prostanoïdes
Les prostanoïdes sont synthétisés à partir de l’acide arachidonique sous l’action de la COX. On sait qu’il en existe deux isoformes, COX-1 et COX-2, dont l’affinité pour les substrats et l’activité enzymatique sont voisines mais dont la localisation et la régulation de synthèse sont différentes. [51, 61] Les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) « classiques » sont, pour la plupart, des inhibiteurs plus puissants de la COX-1 que de la COX-2.
Récemment, des inhibiteurs sélectifs de la COX-2 ont été commercialisés. Aux doses préconisées et dans les indications rhumatologiques retenues, ils se révèlent aussi efficaces que les AINS non sélectifs avec une incidence faible des complications gastrointestinales.
Cependant, si l’amélioration de la tolérance digestive est une avancée thérapeutique importante, des études complémentaires sont nécessaires pour évaluer sur le long terme les effets de l’inhibition de la synthèse physiologique de COX-2. [27, 97]
Les prostanoïdes interagissent avec des protéines G au travers de huit récepteurs spécifiques. Trois d’entre eux nous intéressent plus particulièrement dans la mesure où ils sensibilisent les fibres afférentes primaires : EP1 et EP2, récepteurs de la prostaglandine E2 (PGE2) et IP, récepteur de la prostaglandine I2 (PGI2) aussi dénommée prostacycline. [10, 33] Ces phénomènes de sensibilisation s’exercent par l’intermédiaire des protéines kinases : PKA couplée aux récepteurs EP2 et IP, et PKC couplée aux récepteurs EP1 et IP. La chaîne biochimique se traduit in fine par la phosphorylation de certaines protéines membranaires, c’est-à-dire par l’ouverture (récepteurs VR-1, canaux sodiques TTX-r, canaux calciques) ou la fermeture (canaux potassiques) de canaux. En outre, L’oxyde nitrique pourrait faciliter ces mécanismes.
À cette étape, il nous faut mentionner une propriété de COX-2 qui n’a pas reçu l’attention qu’elle mériterait, peut-être du fait de soncaractère a priori paradoxal : ses propriétés anti-inflammatoires. [40, 112, 113] Elles ont été décrites au cours de la phase de résorption spontanée qui suit invariablement toute réaction inflammatoire aiguë. Ces mécanismes expliquent certains effets pro-inflammatoires des inhibiteurs de COX-2 et peut-être, l’effet « plafond » caractéristique des AINS.
Neurotrophines
La fonction des neurotrophines perdure bien au-delà de la période de développement, leurs effets étant radicalement modifiés. NGF, brain-derivated neurotrophic factor(BDNF) et neurotrophine- 4/5 déclenchent des phénomènes d’hyperalgésie en se liant à leurs récepteurs spécifiques, des Trk (TrkA, TrkB et neurotrophine-4/5).
Au cours de l’inflammation, on constate une augmentation de la synthèse de NGF qui est secondaire à la libération de cytokines et d’interleukines par les cellules inflammatoires.
Issu de la liaison du NGF avec son récepteur à haute affinité TrkA (cf. partie inférieure droite de la Figure 5), le complexe NGF/TrkA est internalisé puis transporté vers le corps cellulaire du neurone situé dans le ganglion rachidien pour y modifier la transcription des précurseurs de différents peptides (augmentation : substance P, CGRP ; diminution :vasoactive intestinal peptide [VIP], cholécystokinine, neuropeptide Y, galanine), de facteurs trophiques (GDNF, BDNF) et de canaux sodiques insensibles à la tétrodotoxine.
Ce mécanisme contribue très certainement à certains effets hyperalgésiques à long terme. Sous l’influence du NGF, c’est au tour du BDNF d’être surexprimé au niveau des fibres C peptidergiques. Libéré au niveau de la corne postérieure de la moelle, il se lie au récepteur à forte affinité TrkB pour phosphoryler le récepteur N-méthyl-D-aspartate (NMDA) par l’intermédiaire d’une protéine-kinase C. Aussi, doit-on sans doute considérerle BDNF comme un élément clé du déclenchement des phénomènes de « sensibilisation centrale » par les phénomènes inflammatoires.
Peptides 
Lors d’une stimulation nociceptive, l’influx nerveux se propage non seulement vers la moelle mais aussi, de façon antidromique, vers les autres terminaisons libres de la même fibre (réflexe d’axone). Ces dernières vont libérer des peptides (substance P, CGRP, neurokinine A), entraînant une vasodilatation et une dégranulation des mastocytes, elle-même à l’origine d’une libération localisée d’histamine (Fig. 6). Cette chaîne d’événements, appelée « inflammation neurogène », est à l’origine de l’hyperalgésie « en tache d’huile » ou « secondaire ».
Protéases 
Les protéases exercent leurs effets en se liant à des récepteurs spécifiques de surface couplés aux protéines G, les protease-activated receptors (PAR) dont on connaît quatre représentants (PAR1-4) initialisés par activité protéolytique d’enzymes comme la thrombine ou la trypsine. Elles sont présentes sur l’endothélium vasculaire, les cellules inflammatoires, les plaquettes et les terminaisons des fibres afférentes primaires. Leur activation déclenche l’ensemble des signes classiques de l’inflammation. En outre, PAR1 et PAR2, coexprimés dans les neurones afférents primaires avec le CGRP et la substance P, provoquent la libération de ces derniers par un mécanisme dépendant du calcium. On peut donc aussi les considérer comme médiateurs de l’inflammation neurogène. Au total, elles participent aux mécanismes responsables de l’hyperalgésie d’origine inflammatoire. Du reste, leur administration locale provoque une hyperalgésie de longue durée.
Récepteurs NMDA et AMPA/kaïnate 
On sait aujourd’hui que la membrane des fibres afférentes primaires et des terminaisons sympathiques exprime des récepteurs glutamatergiques, essentiellement ionotropiques acide-2-amino-3- hydroxy-5-méthyl-4-isoxazole-propionique (AMPA)/kaïnate et NMDA. La densité de ces récepteurs augmente au cours de l’inflammation. Or, si la noradrénaline n’excite pas les nocicepteurs dans les conditions normales, elle en devient capable lorsqu’un processus inflammatoire a été enclenché. Agissant de concert, l’ensemble de ces phénomènes se potentialise pour augmenter l’activité nociceptive. Au même titre que les peptides, la source des acides aminés excitateurs est à rechercher dans les fibres afférentes sensorielles elles-mêmes. Il s’agit à nouveau d’un mécanisme local d’autoentretien de l’activité nociceptive.
Récepteurs b-adrénergiques
Nous venons de rappeler que la noradrénaline n’excite pas directement les nocicepteurs ; il en est de même de l’adrénaline. Elles peuvent en revanche les sensibiliser dans certaines circonstances, génératrices alors d’effets hyperalgésiques. De tels effets s’exercent probablement par l’intermédiaire de protéines-kinases, essentiellement PKA et dans une moindre mesure PKC, qui régulent les canaux sodiques résistants à la tétrodotoxine. [75] On conçoit que le stress par exemple soit ainsi dès le niveau périphérique un facteur d’amplification des messages nociceptifs.
Opioïdes 
Des récepteurs opioïdes sont présents sur les terminaisons périphériques des fibres sensorielles : un tiers environ des fibres C est pourvu de récepteurs d et/ou μ. Ces récepteurs pourraient contribuer à l’action antinociceptive périphérique des opioïdes, cette dernière ne s’exprimant significativement qu’en cas d’inflammation.
Les récepteurs opioïdes peuvent être activés par des agonistes exogènes - les ligands μ apparaissant les plus efficaces à cet égard - ou par des peptides opioïdes endogènes libérés localement par des cellules immunitaires (lymphocytes, monocytes). Ces dernières ne sont pas les seules sources d’opioïdes endogènes périphériques puisqu’un nombre non négligeable de fibres afférentes primaires contient de la met-enképhaline. Leur implication dans la modulation de la réponse inflammatoire et de la douleur est très probable.
EFFETS À COURT TERME
DES AGENTS INFLAMMATOIRES
Parmi tous les agents inflammatoires, certains vont activer directement les fibres afférentes primaires en dépolarisant les terminaisons libres. C’est le cas des protons et de l’ATP, nous l’avons vu. C’est aussi celui de la chaleur, l’un des signes cardinaux de l’inflammation. Les autres vont sensibiliser ces terminaisons en les rendant plus réactives aux agents dépolarisants, qu’ils soient chimiques ou physiques. Cette sensibilisation peut s’effectuer par deux types de mécanismes. Le premier consiste en une amplification du potentiel générateur déclenché au niveau des récepteurs-canaux par le stimulus. Le second consiste en une modification de l’excitabilité de la membrane, l’abaissement du seuil d’ouverture des canaux sodiques dépendants du voltage, donc du seuil de déclenchement des potentiels d’action. Ces mécanismes sont parfois directs, mais sont le plus souvent sous la dépendance d’une chaîne de seconds messagers dont les plus notables sont des kinases qui phosphorylent les récepteurs. Ces protéines-kinases sont par exemple activées par les prostaglandines, la sérotonine, la bradykinine ou l’histamine.
Nous nous trouvons ici confrontés à un système de régulation très sophistiqué, asservi à de nombreuses variables de l’environnement physique et chimique de la terminaison libre du récepteur sensoriel, ellemême tapissée, rappelons-le, d’une mosaïque de récepteurs biochimiques et de seconds messagers. Cette sophistication, également caractérisée par la redondance et l’asservissement à des boucles de rétroaction, est à l’origine de la subtilité des phénomènes d’allodynie et d’hyperalgésie.
EFFETS À LONG TERME DES AGENTS INFLAMMATOIRES
Un certain nombre de molécules ont la capacité de provoquer depuis la périphérie des changements de synthèse protéique au niveau des noyaux des neurones sensoriels primaires situés dans les ganglions rachidiens. [114] Ainsi en est-il du NGF qui, une fois libéré, se lie aux récepteurs de haute affinité TrkA, nous l’avons vu. Le complexe NGF-TrkA est ensuite internalisé et transporté jusqu’au corps cellulaire du neurone pour agir sur la transcription génique en activant une chaîne de signaux intracellulaires. Ces changements vont se traduire par une augmentation de la synthèse de canaux ioniques et de précurseurs de certains peptides qui vont ensuite être transportés de façon rétrograde vers les terminaisons périphériques et/ou de façon orthograde vers les terminaisons centrales. Ainsi pourra-t-on observer in fine une augmentatio :
  du nombre de canaux ioniques (VR-1, Na-TTXr) et de la concentration en peptides (substance P, neurokinine A, CGRP) à la périphérie ;
 de la concentration en BDNF au niveau central. En modifiant le phénotype, ces mécanismes vont contribuer à pérenniser sur le long terme l’inflammation et l’hyperalgésie primaire et secondaire.

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