Stabilité dans la chaux sodée, métabolisme et toxicité


Les agents halogénés sont des xénobiotiques et à ce titre peuvent être toxiques. Cependant, cette toxicité est essentiellement marquée pour les agents les plus anciens comme l’halothane et l’enflurane. La toxicité peut être liée à l’agent luimême et surtout à ses produits de dégradation ou de métabolisme.
Dégradation
Les bases fortes, hydroxyde de sodium et hydroxyde de potassium, contenues dans la chaux sodée ou la chaux barytée dégradent tous les agents halogénés. Le contact de la chaux avec le desflurane, et à un moindre degré avec l’enflurane et l’isoflurane, peut aboutir à la formation de monoxyde de carbone (CO). La formation de CO survient essentiellement en cas d’utilisation de chaux barytée asséchée, beaucoup moins avec la chaux sodée, seule commercialisée en France et qui contient environ 15 % d’humidité. [49] La dégradation de l’agent halogéné en CO aboutit aussi à la formation de trifluorométhane.
Ce dernier est absorbé par une lumière infrarouge de même longueur d’onde que l’enflurane et peut être détecté par les analyseurs de gaz utilisés en pratique clinique.
Dans les cas où l’analyseur de gaz utilise plusieurs longueurs d’ondes de lumière (analyseur polychromatique), le diagnostic de contamination du circuit avec du CO doit être évoqué lorsque l’analyseur révèle la présence de plusieurs gaz halogénés ou
d’enflurane. [153] Lorsque le moniteur utilise une seule longueur d’onde de lumière, les concentrations en agent halogéné mesurées par l’analyseur sont très supérieures à celles réellement existantes à l’intérieur du circuit. En pratique clinique habituelle, la formation du CO n’aboutit qu’à une exposition de quelques ppm sans conséquence sur le taux de carboxyhémoglobine.
Des cas d’intoxication au CO ont été cependant rapportés après utilisation de desflurane et de chaux barytée complètement asséchée par un débit de gaz frais maintenu
pendant tout le week-end. Aucune intoxication au CO n’a été rapportée avec la chaux sodée dans des conditions correctes d’utilisation, notamment en France. Les agents halogénés ne produisent pas de CO lorsque l’absorption de dioxyde de carbone (CO2) est réalisée grâce à des granules d’hydroxyde de calcium. Ce type de produit dénué de bases fortes est désormais commercialisé en France. Les principaux inconvénients en sont
le coût supérieur et la moindre efficacité d’absorption du CO2. Si la dégradation de l’halothane et du sévoflurane par les bases fortes de la chaux sodée ne produit pas de CO, elle aboutit cependant à la formation de deux composés voisins appartenant à la classe des oléfines, le composé BCDE pour l’halothane et le composé A ou fluorométhyl-2,2-difluoro-1- (trifluorométhyl)vinyl-éther pour le sévoflurane. Ces deux produits sont dénués d’activité anesthésique. Parallèlement, le sévoflurane hydrolysé peut produire de l’acide hydrofluorique et du formaldéhyde puis du méthanol qui réagit avec le composé A pour former du composé B. Par comparaison au sévoflurane, la dégradation de l’halothane par la chaux sodée est faible, environ 60 fois inférieure. [40] Celle du sévoflurane dépend de sa concentration dans le circuit, de la température et de l’hydratation de la chaux. Expérimentalement, en présence de CO2, 10 % de sévoflurane sont dégradés au bout de 4 heures dans un circuit fermé contenant de la chaux humide.
Au bout de 8 heures, 20 % sont dégradés. Dans des conditions cliniques où la chaux est hydratée à 15 % (hydratation de la chaux lors de sa première utilisation) et où la température avoisine 22 °C, 4,5 vol % du sévoflurane sont dégradés en 1 heure pour des concentrations initiales de sévoflurane de 4,5 à 8,8 vol %. Par comparaison, seul 0,35 vol % de desflurane est dégradé lorsque ce dernier est administré à une concentration de 2,1 vol %. Si l’élévation de température de la chaux en cours d’anesthésie entre 38 et 47 °C conduit théoriquement à une augmentation de dégradation de sévoflurane, cette augmentation est contrebalancée par l’augmentation d’hydratation de la chaux. Ainsi,
après 2 heures d’anesthésie, la concentration de composés A et B décroît dans le circuit.
Métabolisme
Le métabolisme des agents halogénés est variable selon l’agent considéré (Fig. 9). L’halothane est l’agent le plus métabolisé (20 %) par comparaison avec l’enflurane (3 à 8 %), le sévoflurane (5 %), l’isoflurane (0,2 à 0,5 %) et le desflurane (0,05 %). Le lieu de métabolisme peut être rénal (pour le méthoxyflurane et probablement l’enflurane) ou hépatique. Le lieu principal du métabolisme de l’enflurane, de l’isoflurane, du desflurane et du sévoflurane est le foie, où l’agent subit une déalkylation et une déshalogénation par les microsomes hépatiques, aboutissant à la formation d’ions fluorures (de brome et chlore pour l’halothane) et d’un métabolite intermédiaire dénué d’activité hypnotique. Ce métabolite est un hexafluoroisopropanol (HFIP) pour le sévoflurane, un acide trifluoroacétique pour l’halothane, l’isoflurane et le desflurane, et un acide difluoroacétique pour l’enflurane. Les enzymes impliquées dans le métabolisme sont sous la dépendance, soit du cytochrome P450 3E4 pour le méthoxyflurane, soit du cytochrome P450 2 E1 pour le sévoflurane. Ce dernier cytochrome est présent majoritairement dans les microsomes hépatiques et non rénaux chez l’homme, contrairement à ce qui est observé chez l’animal comme le rat. [66, 77, 79] L’HFIP subit une glucuronidation avant d’être excrété dans les urines ; l’acide trifluoroacétique et l’acide difluoroacétique sont aussi éliminés par voie urinaire après une réaction de conjugaison visant à les rendre hydrosolubles. La quantité de métabolites formés est proportionnelle au pourcentage métabolisé. Les fluorures, quant à eux, sont majoritairement fixés à l’os et pour une plus faible part éliminés par le rein. Les taux de fluorures sériques peuvent dépasser des valeurs de 50 μmoles.l–1 sans être associés à une quelconque toxicité, sauf pour l’enflurane et le méthoxyflurane car ces valeurs témoignent alors d’une intense défluorination rénale. Les concentrations plasmatiques mesurées sous-évaluent les
concentrations intrarénales de fluor ; le taux élevé de ces dernières peuvent alors expliquer la toxicité rénale tubulaire du méthoxyflurane. L’activité du cytochrome 2E1, variable selon les sujets, est augmentée chez l’obèse et en cas de stéatose hépatique.
Elle n’est pas augmentée par l’administration de barbituriques.
Deux aspects particuliers du métabolisme des halogénés doivent être signalés. L’halothane est le seul agent pour lequel une réaction de réduction intervient en situation d’hypoxie. Ce métabolisme serait responsable de la toxicité hépatique de l’halothane (cf. infra). Les produits de dégradation des agents halogénés, bien que dénués d’activité hypnotique, subissent aussi un métabolisme. L’intérêt de l’analyse de la production et du métabolisme de ces produits résulte de leur toxicité potentielle.
Le composé A, issu de la dégradation du sévoflurane, est métabolisé dans le foie par une glutathion-S-transférase puis par une dipeptidase et une gamma glutamyl transférase ; les composés formés vont alors subir une nouvelle détoxification dépendant soit d’une bêtalyase, soit d’une N-acétyltransférase.
Le blocage différentiel de ces enzymes permet d’analyser les modifications biologiques associées à l’administration du produit. Le composé BCDE issu de la dégradation de l’halothane est métabolisé par des voies similaires à celles du composé A. [52]
Toxicité hépatique
La toxicité hépatique des agents halogénés résulte de deux mécanismes. La toxicité hépatique de type II d’origine immunoallergique est liée à la production d’acide trifluoroacétique, produit du métabolisme de l’halothane, de l’isoflurane et du
desflurane, et d’acide difluoroacétique, issu du métabolisme de l’enflurane. Ces dérivés terminaux du métabolisme se comportent comme des haptènes qui forment avec les protéines cytosoliques hépatiques un néoantigène pour lequel l’organisme produit des immunoglobulines G spécifiquement dirigées contre les hépatocytes. [131] Plus le métabolisme de l’agent halogéné est important, plus la quantité de néoantigènes formés est importante et plus le risque d’hépatite cytolytique est élevé. [114] Ainsi, en cas d’utilisation d’halothane qui est métabolisé à 20 %, son incidence est-elle d’environ
1/10 000 anesthésies chez l’adulte.
Elle serait plus faible chez l’enfant, de l’ordre de 1/200 000, bien que le métabolisme de l’halothane ne diffère pas entre l’enfant et l’adulte. [146] Avec les autres agents halogénés, la fréquence de cette hépatite de type II est très faible et n’est à l’origine que de publications sous forme de cas isolés d’autant plus rares que le métabolisme de l’agent est faible. Bien qu’exceptionnel avec les agents utilisés aujourd’hui, le diagnostic doit être évoqué devant la survenue d’une fièvre élevée 3 à 5 jours après une anesthésie, de nausées, vomissements, d’un rash cutané et d’un ictère, particulièrement chez la femme obèse et/ou après anesthésies répétées. L’évolution est généralement fatale en l’absence de transplantation hépatique. Le diagnostic de certitude repose sur la biopsie hépatique qui révèle une nécrose centrolobulaire et la recherche dans le sang d’immunoglobulines G antiprotéines cytosoliques par un test enzyme-linked immunosorbent assay dont la sensibilité n’est que de 79 %. [95] Le caractère croisé de l’immunisation interdit toute utilisation ultérieure d’agent halogéné à l’exception théorique du sévoflurane dont le produit du métabolisme est un hexafluoro-isopropanol théoriquement non immunisant.
À l’exception de l’halothane, aucune toxicité hépatique directe non immunoallergique n’a été décrite avec les autres agents halogénés, y compris le sévoflurane administré avec un bas débit de gaz frais. [59] Après anesthésie avec de l’halothane, jusqu’à 12 % des patients peuvent présenter une cytolyse hépatique biologique. L’élévation de l’a glutathion S-transférase, marqueur très sensible de toxicité hépatique observée chez 35 à 50 % des patients après anesthésie à l’halothane, pourrait suggérer une atteinte infraclinique d’incidence bien supérieure. [162] En fait, cette toxicité peut s’exprimer cliniquement sous forme d’un ictère postopératoire dans 1/282 à 1/4 000 des cas. Les lésions hépatiques résulteraient de la formation excessive de radicaux libres (produits par l’alternance bas débit hépatique-reperfusion) non épurés par le glutathion dont les
stocks sont réduits lors du métabolisme anaérobie de l’halothane. [111] Ce mécanisme de toxicité hépatique de l’halothane n’est pour le moment pas formellement démontré,
mais il permettrait d’expliquer pourquoi les autres halogénés ne sont pas toxiques pour le foie car leur métabolisme est faible et ne fait pas intervenir une voie réductrice en situation anaérobie.
De plus, ils n’altèrent pas le débit de perfusion hépatique.
Toxicité rénale
Parmi les agents halogénés actuellement commercialisés, seul l’enflurane a une néphrotoxicité prouvée. Après anesthésie prolongée avec de l’enflurane, une tubulopathie proximale peut survenir malgré des fluorémies basses. Cette tubulopathie se
manifeste cliniquement par un trouble de concentration des urines qui peut évoluer vers l’insuffisance rénale aiguë. Les patients traités par isoniazide dits « acétyleurs lents » sont plus sensibles à la toxicité de l’enflurane que les patients dits « acétyleurs rapides 
La toxicité de l’enflurane n’est pas expliquée à ce jour. Un métabolisme intrarénal de l’enflurane par un cytochrome P450 en concentration importante dans le rein pourrait expliquer une toxicité analogue à celle du méthoxyflurane. Cette tubulopathie n’est en effet observée qu’après anesthésie prolongée avec de l’enflurane dont l’élimination
liée au métabolisme pourrait alors être accrue. Le sévoflurane est essentiellement éliminé par voie respiratoire et seule une faible part est métabolisée grâce à un cytochrome
P4502E1 essentiellement dans le foie et non le rein comme chez le rat. [77]Ainsi, bien que son métabolisme induise des concentrations sanguines de fluorures jadis réputées toxiques (50 μmoles.l–1), aucune tubulopathie n’a à ce jour été rapportée après utilisation de sévoflurane en circuit ouvert. En cas d’utilisation d’un circuit permettant la réinhalatation des gaz, le composé A issu de la dégradation du sévoflurane a été tenu
responsable de tubulopathie sévère chez le rat. [35] Chez l’homme, des altérations biologiques minimes comme l’élévation urinaire de b2 microglobuline, de N-acétyl glucosaminidase, de a et p glutathion transférase, une glycosurie et une protéinurie, témoins d’une atteinte tubulaire infraclinique, ont été rapportées par plusieurs auteurs.
Ces modifications biologiques sont de faible intensité et sont totalement réversibles de
façon spontanée dans les 5 jours suivant l’anesthésie. De plus, elles n’ont pas été associées à une élévation de l’urée et de la créatinine sériques, et sont considérées sans signification clinique. Elles laissent planer un doute sur la toxicité potentielle du composé A dans certaines situations cliniques à risque comme chez l’insuffisant rénal et en cas d’administration concomitante d’autres produits néphrotoxiques. Le mécanisme de ces altérations biologiques reste non résolu. La dégradation et le métabolisme du composé A aboutit cependant à la formation de dérivés alkanes et alkènes dont la toxicité est connue (cf. supra). Le blocage du transport anionique de ces dérivés à l’intérieur du tubule rénal par le probénécide empêche la survenue de cette toxicité chez le rat ainsi que la protéinurie et l’excrétion de b2 microglobuline, marqueurs d’atteinte tubulaire, chez l’homme. [61] Ces dérivés, toxiques chez le rat, ont été clairement identifiés chez l’homme, mais le rapport des concentrations en métabolites toxiques/non toxiques est
moindre chez l’homme que chez le rat. [78] Ces dérivés alkanes et alkènes sont en effet métabolisés par une bêtalyase prédominante dans le rein chez le rat, contrairement à ce qui est observé chez l’homme. [80] Ces éléments permettraient d’expliquer la différence de toxicité entre les espèces. La production plus importante de composé A par la chaux sodée sèche justifie de ne pas assécher les circuits avec un débit de gaz frais prolongé. [49] Plus récemment, la suppression des bases fortes contenues dans la chaux comme l’hydroxyde de potassium et surtout la soude permet de diminuer voire supprimer complètement la dégradation des halogénés en composé A pour le sévoflurane, composé BCDE pour l’halothane et en monoxyde de carbone pour le desflurane, l’enflurane et l’isoflurane. [102]
L’utilisation de ce type de chaux permettrait de mettre un terme à toute la polémique concernant les effets toxiques des produits de dégradation des halogénés par la chaux sodée. Son coût largement plus élevé et son pouvoir d’absorption du CO2 de 50 % inférieur constituent cependant un frein à son utilisation, d’autant que la toxicité de ces produits de dégradation reste non démontrée. [58] De plus, si à ce jour la toxicité rénale du composé A reste sujet à controverse, dans aucune des publications y compris celles qui concluent à une toxicité du composé A les auteurs n’observent de trouble de concentration des urines ou d’altération de la créatinine ou de l’urée sanguines. [43] plus, la relation de cause à effet n’est pas démontrée. Ainsi, la présence de ces marqueurs d’atteinte tubulaire pourrait aussi résulter de la nature de l’intervention, de l’association à une hypotension ou une hypovolémie. [34, 57]La protéinurie, la glycosurie et l’albuminurie sont similaires après des anesthésies avec du sévoflurane, du desflurane ou du propofol administrés pendant 2 à plus de 8 heures. [34, 76] Les modifications biologiques mineures suggérant une atteinte tubulaire ne sont pas accentuées par l’administration de kétorolac. [85] Après chirurgie associée à une incidence élevée de dysfonction rénale postopératoire comme la chirurgie cardiaque, les perturbations de la fonction rénale évaluées par les variations de créatininémie sont similaires lorsque l’anesthésie a été entretenue par du propofol, de l’isoflurane et du sévoflurane. [135] Enfin, le sévoflurane a été administré pour l’anesthésie de patients souffrant d’insuffisance rénale modérée sans induire d’aggravation de la fonction rénale.
Cette dernière restait similaire à celle observée chez des patients anesthésiés avec de l’isoflurane. [21, 22, 60]
Autres toxicités
Si les agents halogénés peuvent induire dans des conditions expérimentales de culture cellulaire ou sur des modèles animaux des anomalies chromosomiques ou des anomalies embryonnaires, ces modèles expérimentaux n’ont aucune relevance clinique.
Ceci explique qu’aucun effet tératogène ou mutagène des agents halogénés n’a pu à ce jour être démontré chez des femmes enceintes anesthésiées avec des agents halogénés ou travaillant dans un bloc opératoire.

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