Intoxication éthylique chronique



DÉFINITION
L’éthylisme chronique est défini pour une consommation quotidienne supérieure ou égale à 60 g d’alcool [86].Ceci correspond à 1 L de vin à 10° (ou 10 %).

On peut schématiquement considérer que chaque type de verre (par exemple, un verre à vin, à bière ou à liqueur) contient environ de 8 à 10 g d’alcool pur.

CONSÉQUENCES NEUROLOGIQUES
Les altérations des tissus nerveux liées à l’alcool sont multifactorielles. En premier lieu, l’éthanol et l’acétaldéhyde ont un effet directement toxique sur les enzymes membranaires, notamment l’acide adénosine triphosphatase (ATPase) et l’adénylcyclase [63]. Par ailleurs, la carence multivitaminique (B1, B6, PP, folate) qui accompagne l’éthylisme chronique peut provoquer des lésions directes, favorisées par des déséquilibres alimentaires (excès d’oxydes de carbone, aux dépens des protéines). Enfin, l’éthanol stimule la synthèse d’opioïdes endogènes et de prostaglandines (PG). En particulier, les PG1 jouent un rôle important dans la neurotransmission. La consommation d’alcool vient épuiser les stocks limités des précurseurs de PG1 et altère ainsi la libération des neuromédiateurs présynaptiques [41].

Polynévrite alcoolique
C’est la complication neurologique la plus fréquente au cours de l’éthylisme chronique.Reconnaissable dès l’inspection car l’atteinte prédomine aux membres inférieurs (démarche caractéristique, troubles trophiques), elle est parfois responsable d’une véritable anesthésie des membres inférieurs.
L’association d’une polynévrite alcoolique à des troubles neurovégétatifs dysautonomiques est fréquente [1].

Encéphalopathie de Gayet-Wernicke (EGW)
Cette complication redoutable est la conséquence encéphalique de la carence en thiamine (vitamine B1) (cf infra).
Son pronostic est grevé d’une lourde mortalité (43 %), aiguë ou différée, la moitié des survivants pouvant garder des séquelles invalidantes.
L’EGW est souvent déclenchée par l’administration de solutés glucosés sans suppléance vitaminique, mais l’apparition des signes peut être retardée de plusieurs jours. La présentation clinique de l’EGW est volontiers polymorphe [92]. Les troubles de la conscience sont prépondérants (90 % des cas). Les atteintes oculomotrices sont fréquentes et très évocatrices. Elles se traduisent par un nystagmus vertical, une paralysie du nerf abducens, voire du nerf oculomoteur, ou encore des anomalies pupillaires. Une ataxie cérébelleuse et des dysautonomies neurovégétatives peuvent venir compléter ce tableau neurologique. Dans les formes tardives, l’EGW est souvent associée à des troubles mnésiques (syndrome de Wernicke-Korsakoff) avec oubli à mesure. Le diagnostic d’EGW peut être posé sur des critères cliniques, si l’on retrouve au moins deux des signes suivants : carence alimentaire en thiamine, troubles de la conscience, atteinte oculomotrice, syndrome cérébelleux [12]. Le traitement étiologique de l’EGW par vitaminothérapie B1 (1 g·j-1) peut s’accompagner d’une amélioration spectaculaire [92].

Épilepsie alcoolique
Son origine est mixte. D’une part, l’atrophie cortico-sous-corticale (leucoaraïose) est une évolution fréquente et tardive de l’éthylisme chronique. D’autre part, l’éthanol abaisse le seuil épileptogène. Les convulsions de l’éthylique chronique sont parfois le premier signe d’un sevrage.

L’épilepsie alcoolique ne présente pas de particularités thérapeutiques.

Myélinolyse centropontine
Cette complication d’origine carentielle provoque des troubles variables de la conscience et de la déglutition. On en rapproche la maladie de Marchiafava-Bignami (par effet toxique direct de l’éthanol) et l’atrophie cérébelleuse alcoolique (carence en thiamine).

Hématomes sous-duraux
D’origine le plus souvent traumatique (chute au cours d’une ivresse), ils ont une évolution volontiers subaiguë et pernicieuse [90].
Ils posent le problème du diagnostic différentiel avec les autrescauses d’encéphalopathie de l’alcoolique.

Syndromes de sevrage
Les syndromes de sevrage en alcool peuvent survenir dans les heures qui suivent l’arrêt de l’intoxication. Volontiers polymorphes [73, 74], leur prise en charge est souvent difficile. Fait important, tous les syndromes de sevrage ne sont pas des delirium tremens, qui n’en sont qu’une variété ultime [14, 76].

RETENTISSEMENT HÉPATIQUE
Les altérations hépatiques de l’éthylisme chronique sont souvent classées en trois entités anatomopathologiques. En fait, il semble que ces anomalies soient souvent intriquées.
La moins grave de ces altérations est certainement la stéatose hépatique. Elle résulte de la diminution de la bêtaoxydation des acides gras au sein des hépatocytes [63]. La stéatose est classiquement considérée comme bénigne et réversible, mais il n’est pas rare de constater des lésions associées de nécrose hépatocytaire, évocatrices d’hépatite alcoolique.
L’hépatite alcoolique se définit par une nécrose centrolobulaire des hépatocytes avec réaction inflammatoire riche en polynucléaires.

La présence de corps de Mallory (nécrose hyaline hépatocytaire) est caractéristique, mais inconstante.Sur le plan biologique, la cytolyse se traduit par une élévation des transaminases souvent inférieure à dix fois la normale, avec un rapport aspartate aminotransférases/ alanine aminotransférases (anciennement transaminases glutamo-oxaloacétiques/transaminases glutamopyruviques) supérieur à deux [69]. Les formes les plus graves, définies par le score de Murray [69], bénéficient d’un traitement par prednisolone. Enfin, le syndrome de Zieve regroupe une hépatite alcoolique, un ictère, une anémie hémolytique et une hypercholestérolémie. 
 La cirrhose alcoolique est l’évolution terminale de l’éthylisme chronique grave. Schématiquement, on peut la considérer comme la cicatrice d’hépatites alcooliques. Les particularités de cette pathologie ne sont pas développées ici.

EFFETS CARDIOVASCULAIRES
La cardiomyopathie alcoolique est une myocardiopathie congestive primitive, dont l’évolution est souvent sévère [24, 31], marquée par une survie comparable à celle des myocardiopathies dilatées primitives (4 ± 3 ans). Il faut différencier la cardiopathie alcoolique du béribéri cardiaque, plus rare, qui réalise un tableau d’insuffisance cardiaque à débit élevé. Des cas d’insuffisance ventriculaire droite béribérique ont été décrits [7]. L’étiologie du béribéri cardiaque est une carence en thiamine et la supplémentation en vitamine B1 permet en général de faire régresser cette cardiopathie. Toutefois, il existe une forme fulminante (shoshin béribéri) qui répond parfois au traitement vitaminique à fortes doses (1 g·j-1).
D’une façon générale, les atteintes myocardiques de l’éthylisme chronique se traduisent par une altération de la contractilité [13], qui semble indifférente à une réaction sympathique périphérique : l’hypersécrétion réactionnelle de catécholamines n’a que peu d’effets sur l’inotropisme et serait même responsable de troubles du rythme, expliquant peut-être certaines morts subites de l’éthylique [44, 65].

La vasoconstriction induite vient augmenter la postcharge d’un myocarde défaillant. De même, les éthyliques chroniques présentent une inadaptation circulatoire relative au cours des chocshémorragiques, avec diminution du débit cardiaque (par altération de la contractilité), augmentation de la pression artérielle moyenne et de la consommation en oxygène du myocarde [42]. À ces troubles chroniques peuvent se rajouter les dysfonctions cardiovasculaires de l’éthylisme aigu. Enfin, l’hypertension artérielle est retrouvée chez environ 10 % des éthyliques chroniques non cirrhotiques [51].

TROUBLES HYDROÉLECTROLYTIQUES
Les troubles hydroélectrolytiques sont peu importants chez l’éthylique non cirrhotique. Pour mémoire, l’éthanol a une osmolarité mesurée de 21,77 mmol·g-1.
 Il existe également le classique « syndrome des buveurs de bière » qui associe hypochloronatrémie et hypokaliémie.

RETENTISSEMENT NUTRITIONNEL
Les éthyliques chroniques sont volontiers dénutris [28]. Les raisons en sont multiples : déséquilibre alimentaire (parfois au profit quasi exclusif de l’alcool), vomissements répétés, misère sociale. Il en résulte une carence en glucides, acides aminés, vitamines (A, B1, B6, B9, B12), phosphore, magnésium. L’ingestion isolée d’alcool à jeun provoque la cétose alcoolique, qui est une acidocétose par carence en glucides. Le traitement par apports glucosés en est généralement simple. Pour mémoire, seule la voie de dégradation par l’ADH permet de produire de l’énergie en métabolisant l’éthanol(7 kcal·g-1).
Le phosphore joue un rôle métabolique très varié [3]. Il est un élément constitutif des membranes cellulaires. Il participe au métabolisme des hydrates de carbone, à la synthèse de l’ATP et des protéines. Les hypophosphorémies de l’éthylique chronique [45] peuvent être responsables de complications graves. Les carences profondes en phosphore se traduisent essentiellement par des atteintes neuromusculaires. Les troubles de conscience peuvent se compliquer d’état de mal convulsif. En périphérie, des pseudomyasthénies hypophosphorémiques ont été décrites.

Des troubles de la contractilité cardiaque ont également été rapportés [96]. Enfin, les hypophosphorémies peuvent être responsables d’une altération de la force musculaire, pouvant intéresser le diaphragme et se compliquer d’insuffisance respiratoire aiguë [45]. Le dosage de plus en plus répandu de la phosphorémie permet de dépister les carences, même si la phosphorémie n’est pas un bon reflet du pool total de phosphore de l’organisme [ 3 ]. La plupart des hypophosphorémies sont modérées (supérieures à 0,40 mmol·L-1), mais peuvent s’effondrer secondairement chez un patient carencé en phase de catabolisme intense (phase postopératoire par exemple).
La supplémentation en phosphore doit être systématique chez l’éthylique, sur une base de 0,5 mmol·kg-1·j-1, éventuellement augmentée en cas de carence profonde.
La carence en thiamine [92] chez les éthyliques est fréquente, du fait des faibles réserves tissulaires. Chez le sujet sain, une carence peut apparaître après 2 semaines de régime sans vitamine B1.

Le diagnostic est confirmé par le dosage de l’activité transcétolasique des érythrocytes. La symptomatologie de la carence en thiamine est extrêmement polymorphe : les atteintes sont essentiellement neurologiques (EGW) et cardiaques (béribéri).

PROBLÈMES INFECTIEUX
Les effets conjugués de la dénutrition (carences en protéines et en phosphore), de la précarité sociale et des troubles de la conscience (inhalations répétées) exposent les éthyliques chroniques à un risque infectieux accru. En particulier, les pneumopathies à pneumocoque ou Klebsiella pneumoniae sont fréquentes (et souvent redoutables), de même que les tuberculoses [25].

EFFETS RESPIRATOIRES
L’éthylisme chronique ne perturbe pas le système respiratoire, en l’absence d’hypophosphorémie profonde [45].
En revanche, l’intoxication tabagique, qui est associée à l’éthylisme dans 50 à 75 % des cas [58], est susceptible d’ajouter ses complications propres.

TROUBLES HÉMATOLOGIQUES
Les perturbations hématologiques observées au cours de l’éthylisme chronique ne sont pas expliquées par les seules carences nutritionnelles. L’anémie macrocytaire est extrêmement fréquente, mais souvent rebelle à une supplémentation en folates. La lignée blanche est également perturbée. La leucopénie est le plus souvent modérée. La carence en phosphore diminue l’activité phagocytaire et le chimiotactisme. Le déficit en magnésium déprime l’activité de la voie alterne du complément.

L’altération des fonctions hépatiques s’accompagne d’une perturbation de la coagulation. Ainsi, le temps de prothrombine (TP), et surtout le dosage du facteur V sont un bon reflet de l’insuffisance hépatocellulaire, bien que les anomalies franches soient davantage l’apanage des cirrhotiques.

EFFETS MUSCULAIRES
Survenant préférentiellement chez l’éthylique chronique sévère, à l’occasion d’une ivresse aiguë, les rhabdomyolyses alcooliques ont une présentation clinique et évolutive comparable aux rhabdomyolyses d’autres origines. Les autres troubles musculaires liés à l’éthylisme sont essentiellement représentés par les syndromes pseudomyasthéniques des hypophosphorémies (cf supra).

PANCRÉATITES
Les éthyliques chroniques présentent un risque de pancréatite chronique corrélé à la consommation quotidienne d’alcool [49].

Le diabète et les troubles nutritionnels qui en découlent viennent aggraver une évolution peu favorable, surtout si l’intoxication alcoolique persiste.

DÉPISTAGE DES ÉTHYLIQUES CHRONIQUES
La détection des éthyliques chroniques est une préoccupation ancienne, pour des raisons variées (médicolégales, professionnelles ou dans un but préventif).
Il n’existe pas, à ce jour, de critère suffisamment sensible et spécifique pour un dépistage certain, notamment au cours des formes frustes. En général, l’intoxicationéthylique chronique est suspectée d’après des arguments cliniques et/ou biologiques. Certaines données d’interrogatoire permettent de dépister un profil d’éthylisme chronique. De nombreux auteurs utilisent le questionnaire anglo-saxon CAGE, acronyme de cut-down, annoyed, guilty, eye-opener ou son équivalent francophone DETA (détection de l’alcoolisme), pour déceler les consommateurs excessifs [35, 66, 78].
D’autres outils sont également à l’étude [2]. Certaines anomalies cliniques permettent de suspecter un éthylisme chronique larvé. Une hypertrophie parotidienne ou des troubles de la marche sont des éléments évocateurs mais non suffisants. Les examens biologiques peuvent apporter des arguments supplémentaires. En particulier, l’élévation de la gamma-glutamyltranspeptidase (gamma-GT) est certes évocatrice, mais ne permet pas à elle seule de conclure à une intoxication éthylique. En effet, toute pathologie hépatobiliaire, ainsi que de nombreux médicaments, sont susceptibles de provoquer une augmentation des gamma-GT [9]. En revanche, si celle-ci est associée à d’autres critères cliniques ou biologiques (macrocytose, diminution du TP...), la suspicion s’en trouve renforcée. Certaines études semblent faire état de marqueurs intéressants : activité aldéhyde déshydrogénase des érythrocytes [52], carbohydrate-deficiente transferrine [72], activité monoamine oxydase plaquettaire [77], ou encore rapport urinaire 5-hydroxytryptophol/acide 5-hydroxyindole-3-acétique [79].
Toutefois, ces marqueurs ne sont pas validés pour l’instant, ou sont peu utilisables en routine.

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